Pour jouir de la liberté, il faut être soi-même libre. Or il est clair que nous ne sommes pas libres parce que nous ne nous sommes pas encore libérés. Parce que la libération précède la liberté, nous devons analyser froidement notre situation et mettre les moyens en oeuvre autour d’une plate-forme réaliste pour nous libérer. Cette libération ne peut se faire que dans un cadre continental où la jeunesse doit jouer un rôle central avec l’idée que mieux vaut pour chaque Etat être une partie dans un tout qui marche que se satisfaire d’un souverainisme vaniteux dans une Afrique soumise et humiliée.
1958 – 2008 : 50 ans de mensonges et d’illusions.
Des années de luttes du peuple togolais ont été couronnées par la victoire électorale de 1958, qui deux ans plus tard, s’est transformée en indépendance. Le 27 avril 1960, Sylvanus Olympio, au nom du « droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes », proclama l’accession du Togo à la souveraineté internationale. Cette nouvelle donne devrait conduire le peuple togolais à décider des orientations qui lui conviennent dans tous les domaines. Trois ans à peine plus tard, Olympio est assassiné. Le rêve est ainsi brisé et le chaos généré est tellement immense que la suite ne sera qu’une succession de victoires volées, de mensonges, de viols et de supplice de Tantale ; le tout accompagné de bains de sang répétés en toute impunité. La Nouvelle Marche[1] était une marche à reculons qui a fini par nous ramener au point de départ si bien que tout est à refaire si nous voulons rendre hommage à nos prédécesseurs patriotes et tracer aux générations à venir les sentiers du progrès et de la réussite.
Ces anniversaires qui, sans doute, sont un moment solennel et symbolique, nécessitent au-delà des réjouissances, des danses, des cérémonies religieuses et de prières, réflexions afin que les lumières du passé puissent éclairer notre avenir commun, en cette période où nous traversons un trou d’aiguille dans notre vie socio-économique.
A la veille de la proclamation de l’indépendance, le peuple togolais s’était débarrassé du fardeau de la dette de 800 millions de Francs qu’il devait à la France. Ce qui signifie que le peuple togolais avait fait le choix de la dignité et veut s’assumer pleinement. Cela ne veut pourtant pas dire que le Togo s’est enfermé. Mais simplement, il voulait s’occuper de ses problèmes par ses propres moyens avant tout. 50 ans plus tard, c’est exactement le contraire de l’indépendance que nous avons. Plus qu’hier, notre peuple est dépendant et attend tout de l’extérieur qui, malgré les apparences est resté colon. En un mot, nous sommes soumis dans tous les domaines.
Politiquement, depuis les élections de 1958 qui ont consacré la victoire des indépendantistes, le Togo n’a jamais connu d’élections démocratiques. Le peuple togolais n’a jamais pu choisir ses dirigeants qui, lui sont plutôt imposés par coups d’état puis par fraudes électorales ininterrompues. Alors que la première implication du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, est le pouvoir de ces peuples de se doter des élus à leur convenance, nos dirigeants nous sont imposés de l’extérieur. De Grunitzky à Faure Gnassingbé en passant par Kléber Dadjo, Eyadéma Gnassingbé et Abass Bonfo, le peuple togolais n’a joué aucun rôle dans leur érection, maintien ou éviction du pouvoir. Ainsi, les choix politiques jusqu’alors n’ont jamais été le fait du peuple pourtant officiellement souverain. Autrement dit, le Togo jusqu’à présent, n’est pas l’oeuvre des Togolais.
En 50 ans, 04 élections présidentielles et 05 législatives ont été organisées. Cependant ces consultations ne sont que des occasions pour le système vassal en place de pratiquer le démocratisme : simulacre d’élections destiné à revêtir les apparences d’une démocratie. De plus, ce sont des occasions pour faire couler le sang du peuple togolais qui demande le respect de son choix. Ce peuple n’a jamais donc eu la possibilité de jouir de son indépendance. Autant dire qu’il n’est pas indépendant. Pour preuve, voici une petite révélation : en novembre 2004, si notre mémoire est bonne, nous étions allés personnellement en compagnie de l’ex-président de la LTDH à une audience à la délégation de l’Union Européenne pour discuter de la libération de Jean-Paul Oumolou, détenu à la prison civile de Lomé pour avoir provoqué des incidents à l’université de Lomé. Nous étions reçus par un responsable – dont nous taisons le nom pour le moment- qui après nous avoir écoutés sur la campagne que nous menions sur Oumolou, nous pose cette question : que pensez-vous de Faure Gnassingbé ? M. Adoté Ghandi a donné son point de vue. Quant à nous, éberlué et choqué, nous avions dit : « si la question était de savoir si Faure Gnassingbé pouvait diriger le Togo après son papa, le problème ne se pose pas puisque nous sommes dans une république avec une Constitution et non en monarchie héréditaire ». Le responsable s’est levé de son fauteuil et nous a serré la main en disant : vous êtes courageux et vous avez raison !
Quelques mois plus tard, Gnassingbé-père mourut et son fils lui a succédé. Cela signifie que même avant la mort d’Eyadéma Gnassingbé, son successeur est tout désigné à l’insu de notre peuple. Le reste ne relèvera que des formalités d’usage.
Même si d’autres preuves existent, cette anecdote suffit à elle seule, pour démontrer que ceux qui nous dirigent sont des élus des puissances néocoloniales (Etats, regroupement d’Etats et entreprises transnationales) pour leurs intérêts. C’est pour cela que faire appel à ces instances pour nous aider à régler nos problèmes, est une invitation adressée aux sorciers et aux vampires. Nous ne sommes en rien indépendants si nous ne pouvons nous-mêmes choisir ni nos gouvernants ni notre modèle de société.
Économiquement, le Togo est très endetté et continue de s’endetter pour le grand bonheur de l’Occident, de la Chine et bien d’autres dominations. Un Etat endetté n’est pas libre. Notre pays est au bon vouloir des créanciers qui, en réalité, sont nos débiteurs pour nous avoir pillés, volés, exploités, massacrés, soumis des siècles durant. Le Togo a eu droit aux Programmes d’ajustements structurels qui ont complètement ruiné son économie avec des impacts sociaux indélébiles. Aujourd’hui, pour satisfaire l’étranger, le Togo, comme tous les autres pays africains, suit le libéralisme fondé sur le Consensus de Washington dont le credo est la suppression des barrières douanières, la libéralisation du mouvement des capitaux, l’augmentation des taxes et impôts, la privatisation des secteurs publics de l’eau, de l’électricité, la réduction des dépenses de santé, de l’éducation et de tous frais affectés au bien-être de notre peuple. Transposer mécaniquement donc, le modèle libéral en Afrique, c’est détruire la vision africaine de la vie en communauté.
L’eau et l’électricité sont des éléments très importants dans la vie humaine. Or, à ce jour avoir l’eau potable et l’électricité sont un luxe que ne peut payer qu’une infime partie du peuple. En plus, nous dépendons pour une large part de l’électricité importée. Notre industrialisation et notre production sont donc entre les mains de l’extérieur qui peut décider de nous priver de l’électricité quand il veut surtout que cet extérieur a ses propres besoins.
Sur tous les plans, nous sommes assistés. Or cette assistance ou aide est un mécanisme pour nous appauvrir davantage. Où est notre indépendance lorsque pour nous nourrir nous tendons la main vers l’extérieur colonial qui n’attend que ce moment ? Où est notre indépendance lorsque pour équilibrer le budget national, on se tourne vers les puissances néocoloniales ? De plus, on a prêté pour des projets qui ne sont pas rentables permettant de payer les prêts. Plus grave encore, s’est établi un système de détournement des prêts au profit des prêteurs et des dirigeants togolais. Ainsi, se retrouve-t-on avec une dette qu’il faut s’endetter pour payer. La boucle est ainsi bouclée. Et la paupérisation se généralisant, ira en croissant avec pour effet la main continuellement tendue vers l’extérieur. D’où la contradiction totale avec le message de l’indépendance qui proclamait l’ère de « Nous-mêmes » avant tout. Notre situation, demain, sera probablement plus dramatique avec une agriculture de plus en plus hypothéquée par les aléas pluviométriques et l’élargissement des cultures (café, cacao, arachide, banane, coton…) destinées à nourrir les autres alors que nous-mêmes nous avons faim.
Preuve supplémentaire que ce qui compte in fine, c’est la sauvegarde des intérêts des pays occidentaux importateurs est que le réseau ferroviaire construit sous les coups de bottes et de chicotes est complètement enfoui dans le sol au moment où nous franchissons le cinquantenaire. Les rails sont coupés et utilisés ou vendus par des individus affamés et ignorant l’histoire du chemin de fer au Togo. Réserver un pareil sort au réseau ferroviaire, c’est insulter la mémoire de nos pères et mères qui sous le régime du travail forcé allemand, en ont bavé pour le construire. Que le fruit de leur sang versé ne puisse pas servir à transporter leurs descendants que nous sommes, est l’injure la plus grave que le régime togolais et ses alliés aient pu leur adresser. Ce n’est pour rien d’ailleurs que les seules lignes qui sont encore en service, sont celles qui mènent aux mines de phosphate et de calcaire. Est-ce donc être indépendant que de passer tout son temps à servir les autres gratuitement ? Si ce n’est pas de l’esclavage, alors cela y ressemble fort !
Socialement aussi, nous sommes en crise. Nous n’avons plus d’identité et le mimétisme a élu domicile dans la société togolaise à l’instar des autres pays africains. Notre société est beaucoup plus corrompu que celui d’avant le déluge. Et nous avons mis les valeurs africaines au placard. Malgré l’indépendance, nous n’arrêtons pas suivre les modèles étrangers. Notre administration est « tuberculosée » par la corruption. Des vieux devenus des jeunes « yéyé », sont restés silencieux sur les dérives culturelles auxquelles ils participent parfois eux-mêmes. Ils sont prêts à brader leur dignité et le patrimoine ancestral contre du tabac, de la cola et une calebasse de Toucoutou² ou un verre de sodabi[2]. Les quelques personnes âgées restées attachées aux valeurs traditionnelles sont complètement ignorées et traitées de ringards. Les chefs coutumiers, gardiens de nos valeurs ont trahi leur rôle et leur mission historique en s’aliénant publiquement au parti au pouvoir.
Quant aux chefs religieux, leurs actes n’ont rien à avoir avec les prescriptions. Ainsi, conduisent-ils leurs adeptes à la perdition. Les jeunes quant à eux, sont devenus des vieux cyniques et idiots qui ne veulent pas entendre parler des valeurs ancestrales. Ils aiment la débrouillardise et se battent pour leur bourreau. Les hommes politiques eux, ne pensent qu’à la « communauté internationale » qui pourtant n’a jamais existé. Ils sont devenus des acteurs au sens théâtral du terme, ne pouvant faire la moindre action sans se référer à leurs metteurs en scène nichés à des milliers de kilomètres. C’est alors qu’ils peuvent signer un accord bidon, truffé d’imprécisions et pénalisant le peuple parce que la « communauté internationale » le leur a demandé.
Les femmes, quant à elles, courent derrière l’argent pour avoir des pagnes et des produits décapants et de maquillage. Les enseignants de leur côté, sont dégoûtés de leur profession compte tenu de leurs conditions de travail. L’éducation est complètement extravertie et ne porte aucune finalité. C’est le démantèlement complet de la société. Personne ne veut s’occuper de son voisin. En copiant les autres, nous nous privons de nos capacités créatrices les plus importantes. Et cela plaît aux pouvoirs publics qui manipulent le désordre et en tirent profit.
A cette allure, il n’y a guère de doute que les portes de l’enfer s’ouvriront davantage devant nous dans la décennie à venir : les morts d’aujourd’hui seront bien plus heureux que les vivants de demain !
Pour jouir de la liberté, il faut être soi-même libre. Or il est clair que nous ne sommes pas libres parce que nous ne nous sommes pas encore libérés. Parce que la libération précède la liberté, nous devons analyser froidement notre situation et mettre les moyens en oeuvre autour d’une plate-forme réaliste pour nous libérer. Cette libération ne peut se faire que dans un cadre continental où la jeunesse doit jouer un rôle central avec l’idée que mieux vaut pour chaque Etat être une partie dans un tout qui marche que se satisfaire d’un souverainisme vaniteux dans une Afrique soumise et humiliée. La renaissance a commencé en Côte d’Ivoire où les jeunes patriotes ont triomphé, ne serait-ce que momentanément des forces néocoloniales. Le temps est arrivé pour nous de nous lever pour briser les chaînes des indépendances confisquées. Les dirigeants actuels au pouvoir en Afrique, cela signifie que nous ne sommes pas encore indépendants. Toute leur philosophie est de faire de nos Etats d’éternels PPTE3 et PMA4 pour avoir de l’argent de l’extérieur pour leurs propres besoins en bradant le patrimoine africain en échange. Ces vassaux aussi longtemps qu’ils détiendront le pouvoir poursuivront en toute quiétude, l’entreprise coloniale de démolition de la société africaine. Le maintien des monnaies comme le Franc CFA, des bases militaires françaises et américaines et leurs coopérants sont aussi des preuves que notre indépendance est un mensonge et une illusion.
Si nous étions réellement indépendants, Sarkozy ne pouvait pas venir en terre africaine et sur la tombe des tirailleurs sénégalais pour nous dire que la colonisation a fait du bien à notre peuple et que l’homme africain n’a pas intégré l’histoire. C’est parce que ce fou du pouvoir est certain que nos soi-disant Etats sont dépendants de sa France qu’il peut se permettre du haut de ses 165 centimètres -talonnettes comprises- de nous dire que nous Africains n’avons pas la notion du temps en dehors des saisons.
En définitive, les célébrations actuelles de la fête de l’indépendance ne peuvent qu’être la célébration de l’indépendance de drapeau, de timbre voire d’hymne national et de devise. Elles ne sont que des gesticulations confinant à une résonance historique et sentimentale. Pas plus ! La vraie indépendance est devant nous et après d’âpres luttes qui à terme devront consacrer notre droit à l’autodétermination avec les richesses africaines au service de notre peuple. Nous deviendrons indépendants lorsque nous serons respectés dans notre dignité où que notre peuple aille. Nous deviendrons indépendants quand notre peuple aura acquis le droit d’élire les dirigeants et choisir en toute liberté le modèle de société et d’économie qui lui conviennent. Cela veut dire que nous devons revenir à la bifurcation où la colonisation nous a fait dévier de nos valeurs africaines intrinsèques pour reprendre notre processus de développement fondé indissociablement sur la liberté individuelle et la solidarité qui caractérisent notre société.
Le cinquantenaire qui est célébré aujourd’hui est le cinquantenaire de tous les mensonges. Certes, il faut reconnaître à nos prédécesseurs leur courage et leur abnégation pour les combats qu’ils ont livré contre la colonisation. Il faut les célébrer bien sûr : les Olympio, Lumumba, Ouezzin Coulibaly, Nkrumah, Sekou Touré, Modibo Keita, Steve Biko, Felix Moumié, Anta Diop, Thomas Sankara, Tavio Amorin… Ils doivent même nous inspirer dans nos initiatives. Cependant, leur combat n’a pas abouti, il n’est pas achevé. Ils nous ont passé le flambeau. A nous de nous montrer dignes de marcher dans leur sillage pour que leur mort ne soit pas vaine et rompre avec les indépendances fictives. Il ne faut surtout pas que ces célébrations occultent le chemin qui nous reste à faire. Sinon après avoir bu, mangé et dansé, le retour à la réalité sera synonyme d’immenses désillusions.
Rodrigue KPOGLI
Source: Agoravox