Utilisant une grille de compréhension renvoyant à la sociologie de l’habitus de Pierre Bourdieu, Smeralda analyse les témoignages des histoires personnelles capillaires d’un panel d’Antillais et antillaises, universitaires, écrivain, enseignant, acteur culturel et promoteur événementiel. Le cheveu crépu y apparaît sous tous les aspects du rejet de soi, de la désidentification qui pressure les sociétés et acteurs caribéens à la dénaturation capillaire par le défrisage.
Une pratique qui s’est développée avec la stigmatisation, les railleries et la déconsidération du cheveu crépu considéré comme dur, manquant de souplesse, de noblesse, d’attrait. Cette assignation du cheveu crépu, répondait longtemps à l’assignation historique -esclavage, colonisation- et sociale de ses porteurs de conditions modestes dans un espace social pigmentocratique, où le teint clair et les cheveux lisses faisaient (et font encore) office de bons partis. Salués par des gratifications quotidiennes.
Loin d’une pratique aussi libre qu’elle souhaiterait faire paraître, le défrisage s’inscrit davantage dans une esthétique exogène, dominée par les canons et valeurs de l’Occident substitués aux canons africains, afrodescendants. La dénaturation des cheveux s’apparente ici à une action écran masquant le refus de s’accepter ou la volonté d’intégration sociale prenant acte du déclassement d’un ensemble de signes somatiques tels que la couleur de la peau et la nature du cheveu. Le défrisage devient une stratégie de remise à la norme sociale des porteurs désireux de se plier aux attentes de la pression communautaire, au système de places au sein duquel évoluent les options esthétiques faussement déconnectées du collectif.
Le retour contemporain au cheveu crépu s’interprète comme une subversion à l’ordre du frisé, du défrisé, une aliénation qui s’est développée en marché lucratif du blanchiment et du défrisant. La revendication d’identité-différence affichée par la résurgence du cheveu crépu a beau pour d’aucuns ressortir à une mode, elle n’en marque pas moins une déstabilisation des acquis d’une domination vieille de plusieurs siècles, entrée dans la norme et la banalité sociétale en quelques sortes.
Les experts et spécialistes du cheveu crépu, par leurs travaux, innovations, recherches, devraient permettre de restaurer le crépu et son champ de pratiques alliées, au cœur des phénomènes d’acceptation de soi, en évitant les susceptibilités générées par les approches militantes de libération de l’attribut africain déclassé.
La réflexion de la sociologue auteure du référent « Peau noire cheveu crépu. L’histoire d’une aliénation » [Jasor, 2005] fore un terrain fertile en objectivant par une pratique culturelle et identitaire très répandue, les complexes d’infériorité, les aliénations, les préjugés sur les caractères somatiques africains aux Antilles. Un angle de vue qui sans le dire revisite les sociétés postcoloniales et les legs de l’histoire là où la liberté de choix des acteurs se donne pour exclusive. La théorie de l’habitus permet de lire l’intervention sur le cheveu à la fois sous le prisme des déterminismes et sous le royaume de la liberté. Ce qui évite un enfermement auto-validant de l’analyse qui s’ouvre avantageusement sur les dimensions économiques du défrisage dans la société de consommation et sur les entrées sociales croisant places sociales défavorisées et cheveux naturels crépus.
Si le livre aurait pu s’épargner une certaine redondance du recours à Bourdieu et à la sociologie théorique, il débroussaille une zone intellectuelle fertile mais en jachère dans les études en langue française. La même thématique appliquée à l’Afrique donnerait des nuances et différences intéressantes et contribuerait à une compréhension plus complexe de la même réalité dont le cheveu n’est qu’un révélateur privilégié. L’éditeur Anibwe de « Du cheveu défrisé au cheveu crépu. De la désidentification à la désaliénation » [2007] déploie son portefeuille d’auteurs et surtout de thèmes, après le roman, montrant ses ambitions de qualité intellectuelle des productions panafricaines et diasporiques. Un ouvrage qui a tout son intérêt par la force du thème, son « oubli » dans le champ « francophone » et la rareté de son approche par des outils conceptuels robustes.
Source: Afrikara