Les systèmes de découpage du temps en vigueur aujourd’hui en milieu soninké témoignent de l’histoire de cette région. Je n’étudierai pas l’introduction, à la période coloniale, du calendrier grégorien, qui s’est progressivement imposé parallèlement aux calendriers plus anciens. Je ne m’attarderai pas non plus sur le calendrier de la traite, tombé aujourd’hui en désuétude mais qui a rythmé certaines activités agricoles et commerciales de la haute vallée du Sénégal, depuis les premiers contacts avec les Européens au début du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XXe siècle (Chastanet, 1983). Mon analyse portera en revanche sur les calendriers soninké et musulman, qui sont les plus “concernés” par cette étude du climat et de la météorologie populaire.
Depuis le début du VIIIe siècle, les Soninké et en particulier les familles commerçantes islamisées ont joué un rôle d’intermédiaires entre l’Afrique du Nord et le Soudan occidental, en participant au commerce transsaharien de l’or et des esclaves.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, cette société s’est caractérisée par la coexistence d’une aristocratie guerrière animiste, détentrice du pouvoir, et de familles maraboutiques, socialement inférieures mais très influentes en réalité (Chastanet, 1987). Différentes croyances et pratiques religieuses, différents systèmes de valeurs se sont maintenus jusqu’à une période récente. Mais l’Islam n’en a pas moins imprégné l’ensemble de cette société, à travers l’adoption du calendrier musulman notamment. En 1886-87, le ralliement massif des Soninké du haut Sénégal au jihad du marabout Mamadou Lamine. Drame a exprimé leur résistance contre la colonisation française tout en marquant le début d’une seconde phase d’islamisation. Celle-ci s’est poursuivie jusqu’à nos jours, en touchant toutes les catégories sociales.
Depuis plusieurs siècles, la culture musulmane a profondément influencé la société soninké dans la perception et la structuration du temps. A tel point qu’il est difficile aujourd’hui de reconstituer un calendrier soninké préislamique, en dehors du domaine agricole et de certains rythmes quotidiens où il a continué à fonctionner.
Des calendriers distincts mais associés
J’envisagerai successivement différentes unités de temps – année, mois, semaine, etc. – en faisant la part de ce qui revient à chaque calendrier, tout en soulignant les interférences.
L’année se dit siine en soninké, sans doute de l’arabe as sana, mais aussi xaaxo, terme soninké dont le sens premier désigne la saison des pluies. On utilisera le premier terme pour dire que tel événement a eu lieu telle année, mais on exprimera l’âge de quelqu’un en “hivernages”, comme on peut le faire en français en nombre de “printemps” 1. L’année musulmane se caractérise par la succession de douze mois lunaires, appelés xaso en soninké 2, et par un certain nombre de fêtes religieuses qui la ponctuent.
Mobiles d’une année sur l’autre, ces mois et ces fêtes sont décalés par rapport au rythme des saisons. Un calendrier local, solaire, s’est donc maintenu à côté du calendrier musulman pour répondre aux besoins d’une société agricole, comme dans la plupart des régions où l’Islam s’est implanté. Le calendrier soninké, tel qu’il se présente aujourd’hui, est un calendrier saisonnier, en rapport avec les rythmes de l’agriculture pluviale 3. La semaine se dit koye en soninké et se compose de sept jours dont l’appellation est empruntée à l’arabe. Elle comporte des jours particuliers, au regard de la culture soninké ou musulmane. Le lundi, teneηe au Gajaaga et tineeni au Gidimaxa, on ne cultive pas la terre sous peine d’attirer les sauterelles ou d’autres calamités 4. C’est aussi le jour où l’on prépare les “médicaments” destinés à assurer une bonne récolte.
Le vendredi, alijuma, est consacré à la grande prière à la mosquée et, ce jour-là, les chefs de famille ne vont pas aux champs 5. Quant au samedi, sibiti, certaines familles ne voyagent pas, du fait de leurs interdits, xose. Il existe, par ailleurs, des jours fastes et néfastes qui varient selon les familles et les activités envisagées : Islam et croyances soninké s’associent dans leur identification.
Le jour de 24 h, koota, commence le soir au coucher du soleil : ainsi le “mercredi soir” en français correspond au “jeudi soir” en soninké. Les tours de polygamie, les mariages, les funérailles et autres cérémonies commencent toujours le soir 6. Le terme soninké kiye signifie à la fois le soleil et le jour, opposé à la nuit, wuro. La hauteur du soleil dans le ciel marque le milieu du jour, midi, kin siga 7.
Le lever et le coucher du soleil, kin bakka et kin xenna 8, permettent de s’orienter dans l’espace. C’est en fonction de ces points sur l’horizon qu’on situe le nord et le sud, désignés par des noms de régions, Saheli et Banbuxu pour la haute vallée du Sénégal. Quant au déroulement de la journée, il relève de deux registres différents mais complémentaires : un découpage soninké, qu’expriment notamment les salutations. Elles font références à la nuit, wuro, ainsi qu’aux moments qui vont de 9h environ à midi, beeteye, de midi à 15h/16h, kiraye, de 15h/16h au coucher du soleil, lelle, et après le coucher du soleil, sunke., s’associe aux cinq prières musulmanes 9pour constituer autant de repères quotidiens.
A un autre niveau, la langue se fait complice de l’articulation d’un double système temporel, soninké et islamique. Ainsi pour désigner la saison, on peut dire tout simplement mulle, la saison froide, kiineye, la saison chaude ou xaaxo, l’hivernage. On peut aussi avoir recours à trois termes qui signifient “instant moment, époque”, bire, dinma et waxati, ce dernier étant d’origine arabe. On dira de cette façon xaaxon bire, kiineyen dinma ou mullen waxati. C’est sur ce modèle qu’on exprime la notion de calendrier, mot à mot “les moments de l’année” : on dira ainsi siine dinmanu, avec le terme soninké dinma, ou siine waxatinu, avec le terme waxati d’origine arabe, quel que soit le calendrier évoqué. On retrouve cette multiplicité des systèmes temporels dans de nombreuses régions sahéliennes, dans le Delta intérieur du Niger notamment. Gallais (1984 : 40) en parle comme de “temps mal accordés”, ce qui me paraît erroné. Les Soninké, en effet, passent aisément d’un système à l’autre, sans chercher à les faire coïncider de façon précise. C’est pour nous, plutôt, que se pose un problème de “discordance des temps”… Difficulté qui nous est épargnée dans le domaine agricole, où le calendrier soninké s’impose.
Annotations
1. Différents repères chronologiques permettent de situer plus ou moins précisément un événement : le nom du chef de village, du chef du territoire politique soninké ou du chef de canton, une guerre, une année de famine, etc. L’hivernage désigne la saison des pluies en français d’Afrique.
2. Ce terme désigne à la fois la lune et le mois lunaire. Bien qu’il soit actuellement associé au calendrier musulman, il témoigne sans doute de l’existence de mois lunaires préislamiques. Toutefois la question de leurs anciennes dénominations reste posée.
3. Des cultures de décrue, en contre-saison, sont pratiquées dans la haute vallée du Sénégal et dans les régions soninké pourvues de cours d’eau temporaires (Chastanet, 1984). Constituant surtout des cultures d’appoint, dont l’importance varie selon le terroir villageois et le droit foncier lignager, elles ne jouent pas le même rôle que les cultures pluviales dans l’élaboration du calendrier agricole.
4. Cet interdit, qui relève d’une tradition soninké, est plus ou moins respecté aujourd’hui.
5. Les chefs de famille ne travaillent pas sur les champs collectifs, en revanche les cadets, mariés ou célibataires, peuvent cultiver leurs propres champs (sur l’organisation familiale du travail agricole, cf. Chastanet, 1984).
6. Est-ce là une influence du calendrier musulman ou bien en était-il déjà ainsi avant l’introduction de l’Islam ?
7. De kiye, soleil et sigi, s’arrêter, se dresser.
8. De kiye, soleil, bogu, sortir et xenu, tomber.
9. Je n’envisage ici que les prières obligatoires.