ENTRE BONNES ET MAUVAISES ANNÉES AU SAHEL
CLIMAT ET MÉTÉOROLOGIE POPULAIRE EN PAYS SONINKÉ
(MAURITANIE, SÉNÉGAL) AUX XIXe ET XXe SIÈCLES
Monique CHASTANET
RÉSUMÉ
La connaissance du climat et sa prévision occupent une place importante parmi les savoir-faire qu’a dû développer la société soninké pour s’adapter aux contraintes du milieu sahélien. La perception du temps qu’il fait et la structuration du temps qui passe sont étroitement liées, même si d’autres calendriers sont en vigueur à côté du calendrier agricole, témoins de la pénétration ancienne de l’Islam et de la colonisation française. Les Soninké sont particulièrement soucieux des différentes formes d’apport en eau : « pluies utiles » de l’hivernage, crue du fleuve, rosée de la saison sèche. Les prévisions météorologiques, qui s’inspirent notamment d’une observation du monde animal et végétal, interviennent dans les stratégies culturales à côté de facteurs socioéconomiques tels que les ressources foncières ou la force de travail disponible. La formulation de ces prévisions et en particulier l’absence de proverbes se référant à des repères relativement fixes d’une année sur l’autre, comme c’est l’usage en Europe, témoignent encore une fois de l’importance du système calendaire dans la constitution et la transmission du savoir météorologique.
Contraintes
L’une des contraintes du climat sahélien réside dans la grande variabilité de l’apport en eau, en termes de quantité et de répartition dans l’espace et dans le temps. Cette irrégularité, conjuguée avec d’autres facteurs écologiques et socioéconomiques, s’est traduite sur la longue durée par l’alternance de bonnes et mauvaises années agricoles. Pour s’adapter à ce milieu et faire face à des situations de pénurie, les sociétés sahéliennes ont dû mettre en œuvre des stratégies de subsistance et de survie. Une connaissance fine du climat et des ressources en eau ainsi que différents modes de prévision météorologique occupent une place importante parmi les savoir-faire qu’elles ont ainsi élaborés. Nous en verrons un exemple avec la société soninké du Gajaaga et du Gidimaxa, deux régions de la haute vallée du Sénégal (cf. fig. 1)1.
Le recueil des sources orales a porté sur les villages situés aujourd’hui au Sénégal et en Mauritanie2. Elles constituent l’essentiel de la documentation, les archives coloniales étant peu “loquaces” en la matière. Je noterai d’emblée la difficulté de faire une analyse historique d’un savoir populaire en l’absence de sources écrites sur lesquelles s’appuyer. En effet, le propre des savoirs locaux étant d’être liés à leur mise en pratique, les données qui permettraient de reconstituer un savoir “dépassé” disparaissent généralement avec lui. Un exemple de décalage entre le savoir météorologique des Soninké et la réalité actuelle nous permettra de revenir sur ce problème.
Il est impossible d’isoler les éléments du climat des moments de l’année où ils se situent et, par conséquent, de la structuration du temps. La langue française nous y invite implicitement en ne distinguant pas, comme l’anglais, “time” et “weather”. De même en soninké, l’expression du “temps qui passe” et du “temps qu’il fait” sont-elles étroitement liées. Il n’existe pas de terme générique pour désigner le climat ou le temps météorologique mais différentes formules qui se réfèrent à des moments précis :
- Lenki moxo ? Quel temps fait-il aujourd’hui, mot à mot “comment [fait-il] aujourd’hui” ?
- Daaru moxo ? Quel temps faisait-il hier ?
- Xori xaaxu danginte ke siro ? Est-ce que le dernier hivernage a été bon ? 3
L’analyse du calendrier ou plutôt des calendriers en usage en pays soninké constitue donc un détour obligé, avant d’étudier la perception du climat et le savoir météorologique.
Annotations
1. A titre indicatif, la hauteur interannuelle des précipitations à Bakel de 1920 à 1984 a été de 470 mm, les valeurs extrêmes ayant été de 870 mm en 1967 et 154 mm en 1984 (Olivry & Chastanet, 1989 : 116 & 122).
2. Mes enquêtes ont été effectuées de 1980 à 1986. J’ai pu les compléter à Paris, en 1992 et 1993 (date à laquelle ce travail a été réalisé), auprès d’immigrés soninké ayant un passé de cultivateurs et reconnus pour leurs connaissances dans ce domaine.
3. Pour faciliter la lecture des termes soninké, voici comment prononcer certains caractères : e, pré ; u, pou ; c, tiare ; g, gare ; h, anglais hat ; j, dialogue ; l ou ll, balle ; ñ, panier ; N, comme dans l’anglais song ; q, comme le qaf arabe ; r, roulé ; s, glace ; t, tante ; w, anglais water ; x, comme la jota espagnole. Les voyelles longues sont redoublées.