Niama:Princesse Soninké du “pays de l’or” (Empire du Ghana), esclave à Bourbon
Née Princesse au royaume de Galam au Sénégal, devenue esclave à l’île de France, Niama est affranchie à Bourbon, le jour du baptême de son fils, le futur savant Lislet Geoffroy. La prodigieuse carrière de celui-ci la fait entrer dans l’Histoire. Deux destins d’exception.
“C’était une femme d’assez grande taille. Sa figure ne portait aucune trace de tatouage...”, selon un portrait. Les témoignages soulignent surtout sa grande douceur, sa modestie, sa vive sensibilité, sa réserve naturelle. Des qualités qui parent son incomparable beauté cuivrée, assurément. Et son joli prénom, Niama ! Son odyssée débute bien bien loin de nos rives. Vers 1734, d’après les déductions. Les recherches sont par contre plus précises quant au lieu où elle voit le jour. C’est sur la rive gauche du Haut-Sénégal, dans la ville royale de Tiyabu (Tuabou) dans le Gadiaga près de Bakel. Elle est la petite-fille de Tonca (Tounka) Niama, roi du Gajaaga ou Galam ou Galaam. Surnommé “le pays de l’or”, c’est une terre décrite dès le IXe siècle où “l’or brillait comme des plantes dans le sable ou comme des carottes cueillies au soleil”.
Car tellement nombreuses étaient les mines qu’on rapportait en 1154 que le roi était “si riche que ses chevaux étaient attachés de paillettes d’or de 15 kg”. Niama grandit là, au cœur du pays Soninké (aussi appelé Sarakollé), du nom d’une des neuf ethnies installées dans les vallées du fleuve Sénégal, qui prend sa source au Fouta-Djalon, massif montagneux situé en Guinée, surnommé “le château d’eau de l’Afrique de l’Ouest”, aux contreforts du “pays des sources”. Elle reçoit une éducation basée sur les principes de l’islam. On n’en sait cependant pas plus sur ses jeunes années. Malheureusement, jusqu’au cœur du continent africain, suivant le fleuve Sénégal, la traite ronge les terres.
Depuis longtemps, les grands empires successifs du Songhai, du Ghana et du Mali se sont morcelés et ont disparu. Quant aux vieux royaumes qu’ils contrôlaient, ils sont enferrés dans de fréquentes guerres fratricides, pour répondre aux convoitises et exigences des agents fournisseurs d’or et d’esclaves des négriers. Parmi ces derniers, des Français installés à l’embouchure du fleuve, dans la petite île de Njdar, depuis 1659. Ils profitent des divisions (initiées par eux-mêmes) pour s’imposer à coups de présents de pacotilles ou quelquefois par des démonstrations de force. C’est dans ce contexte (et “selon un usage assez fréquent dans ces contrées”) que le roi Tonca (Tounka) et tous les mâles de sa famille sont massacrés.
Seule rescapée, Niama est capturée. Elle est tout juste sur la voie de la puberté. Réduite en esclavage, arrachée à sa terre natale, la gamine séjourne peut-être au fort Saint-Joseph (construit dans les années 1710, que les Soninkés nomment “Tubabunkani”, “le village des Européens”) ou au fort Saint-Pierre, dépôts de “marchandises”, autour desquels se pressent les marchands étrangers. Ce sont des escales avant l’embarquement au comptoir de Saint-Louis. Fondé par les Français, ce port voit en effet s’embarquer depuis sa fondation en 1638 jusqu’à deux milliers de ces “nègres de Guinée” (c’est ainsi qu’ils nomment les esclaves, le terme “Guinée” désignant le continent africain et non l’autre pays du même nom en particulier) chaque année. La plupart de ces malheureux captifs y embarquent pour aller trimer dans les champs des îles à sucre de la mer des Caraïbes. Un petit nombre, toutefois, se retrouve de l’autre côté de l’Afrique, dans les nouvelles colonies de l’océan Indien, les Mascareignes. Parmi elles, Bourbon, dont le peuplement, récent, date de moins d’un siècle. Des conditions d’asservissement de l’innocente victime, on n’en sait rien non plus. A-t-elle vécu quelque temps à Saint-Louis ? Peut-être comme servante au service d’une de ces signares, ces belles femmes cultivées et très indépendantes, au contact desquelles elle acquiert des rudiments de français ? À moins qu’après avoir transité par Saint-Louis elle n’ait été débarquée à l’île de Gorée, puis entassée au fort de l’Anse avec des esclaves wolofs et autres métis ? Tout cela n’est que supputations.
L’esclave de Geoffroy
Toujours est-il qu’un certain Pierre David fait l’acquisition de la jeune esclave. Où ? À Saint-Louis ? Y a-t-elle aussi travaillé quelque temps pour lui, comme captive de case, chargée de l’entretien de sa maison ou de la surveillance de ses enfants ? À moins qu’il ne l’ait achetée... plus tard à l’île de France ? On ne peut également que le supposer. En 1746, Pierre David est nommé gouverneur général des îles de France et de Bourbon, pour succéder à Mahé de La Bourdonnais. Il s’installe à son nouveau poste à Port-Louis, d’où il administre les îles sœurs au nom du roi Louis XV et de la Compagnie, Bourbon étant dirigée par un gouverneur placé sous ses ordres. De son côté, Niama la musulmane, esclave introduite dans l’île, doit être - comme l’impose le Code noir - “instruite dans la religion catholique, apostolique et romaine et baptisée”. Niama la soumise doit alors avoir une dizaine ou une douzaine d’années. À son baptême, on lui donne le prénom de Marie-Geneviève.
La mère de “Lislet”
On ignore quand, pourquoi et dans quelles conditions le gouverneur vend sa petite esclave à l’ingénieur Jean-Baptiste Geoffroy. À moins que ce ne soit à son départ de l’île de France, le 14 mars 1753 ? Son nouveau maître mesure-t-il alors sa chance en faisant cette prometteuse acquisition ? Qui est donc ce Geoffroy ? Né à Auxerre au cœur de la Bourgogne, il entre au service de la Compagnie des Indes et débarque à l’île de France en 1742. Comme le gouverneur David, Geoffroy réside dans la capitale de l’île et dispose d’une concession à Montagne-Longue, qu’exploitent une poignée de noirs de pioche. Il affecte Niama à la tenue de son domicile. Rapidement, il apprécie ses qualités naturelles, en plus de celles, nouvelles, de femme d’intérieur. Ses visiteurs doivent l’envier, eux qui vantent son sens de l’hospitalité. Il n’est donc rien de plus normal qu’il estime sa compagnie et le lui fasse sentir, ne la considérant pas autrement que comme une femme, une compagne. Elle doit avoir entre 15 et 17 ans, précocement nubile. Et, lui, célibataire en pleine force de l’âge... Même si le Code noir le prévient : “Défendons à nos sujets blancs (et “même aux noirs affranchis ou nés libres”) de vivre en concubinage avec des esclaves”, ce qui devait arriver arriva. Le 20 novembre 1751, Niama donne naissance à une petite fille. L’enfant est baptisée le lendemain comme “fille naturelle de Niama, esclave de Geoffroy, habitant de Montagne-Longue” (selon le registre des baptêmes de la paroisse de Saint-Louis à Port-Louis). Et reçoit les prénoms de Jeanne Thérèse. Elle a pour marraine une riche Port-Louisienne et pour parrain un capitaine de marine de la Compagnie des Indes, - situation, convenons-en, ni plus ni moins exceptionnelle pour une fille d’esclave ! Mais même à l’île de France, on ne badine pas avec les interdits. Aussi, pour fuir le scandale, Geoffroy décide-t-il de gagner l’île sœur. Mais pas sans sa fille et la dévouée mère de celle-ci. Ce qui est courageux de sa part, puisqu’il encourt et “une amende arbitraire” et son renvoi de la Compagnie.
À Bourbon, il obtient une concession à l’islet de Bassin-Plat, où ils s’établissent au quartier de la Rivière d’Abord, qui a pris le nom de Saint-Pierre depuis qu’il est devenu paroisse en 1731, quatre ans après sa fondation. Nous sommes probablement en 1752. La ville compte environ 2 000 Saint-Pierrois, la population de l’île étant évaluée à 17 000 habitants, dont 4/5 d’esclaves. C’est le déclin de l’ère du café, avant l’essor subit de la canne à sucre... En août 1755, Niama donne naissance à un fils. Le 23, l’enfant est porté sur les fonts baptismaux de la chapelle paroissiale (sans doute la bâtisse connue comme ancienne maison des demoiselles Desplanches, presqu’attenante à l’église alors pas encore érigée) et reçoit pour prénom... Jean-Baptiste. Il a pour marraine Ignace, “femme de François, mallebar libre”, et pour parrain Jean-Louis, esclave du commandant de la ville, Gabriel Dejean. Sur le registre, le vieux curé Desbeurs inscrit “fils de Niama, négresse de Guinée libre”. Niama libre ! C’est que, ainsi que nous l’informe un acte notarié, “(...) avant midi, le sieur Jean-Baptiste Geoffroy donne pleine et entière liberté à la nommée Niama, son esclave, pour qu’elle jouisse des privilèges mentionnées...”
Raison officiellement invoquée : son admirable dévouement à son égard, par les soins qu’elle lui a apportés au cours d’une maladie dont il a souffert durant deux longues années. Sans qu’on puisse s’autoriser à parler de calcul, puisqu’on sait désormais combien il tient à Niama, on constate qu’en lui accordant son affranchissement, Geoffroy permet aussi à son fils de naître libre. Pour l’heure, il ne peut - comme il le veut - épouser la mère, ni même reconnaître leur fils. Tout au plus peut-il donner à ce dernier son prénom. Niama est ainsi la cinquième femme affranchie de Bourbon. Elle sera aussi une des toutes premières à se voir accorder une concession. Celle-ci est attenante à celle du père de ses enfants, à l’islet Bassin-Plat. D’où le surnom de Jean-Baptiste fils, “Lislet”. Geoffroy déborde d’affection pour son fils, qui le lui rend bien. Il lui apprend à lire et à écrire et s’aperçoit vite de ses vives aptitudes intellectuelles et sa curiosité d’esprit.
En 1758, sa mère lui donne un premier petit frère, Louis, puis en 1763, un second, Jean-François. Lislet grandit au contact de la nature. Son père lui donne ses premières leçons de dessin, de latin et de mathématiques. À 15 ans, il lui obtient un emploi de “piqueur sur les chemins du Roi”. En 1771, Geoffroy emmène sa petite famille à l’île de France. Dix ans après, ils regagnent Bourbon (moins Louis, tué un an auparavant). Le 28 janvier 1772, Jean-Baptiste père, qui ne peut non plus léguer ses biens à son fils, cède par la vente “au nommé Jean-Baptiste Lislet, noir libre employé sur les chemins du gouvernement” un terrain de 200 gaulettes à Bassin-Plat. Terrain dont Lislet concédera l’usufruit à sa mère malade. Le 23 juin 1794, “n’ayant ni enfants ni parents qui fussent venus le rejoindre à Bourbon”, mais “mû d’une vive tendresse pour le fils de Marie-Geneviève Niama”, Geoffroy déclare par acte notarié qu’il “adopte pour son fils, Jean-Baptiste Lislet, (...) voulant qu’il prenne son nom et partage comme tel sa succession.” Un moment qu’il attendait depuis longtemps. Cette fois-ci, il a su saisir une impensable opportunité. Il a en effet appris que la Convention nationale a chargé son comité de législation de lui présenter au plus tôt un projet de loi sur l’adoption. Il a agi suffisamment vite pour tirer profit du vide juridique. Désormais, Jean-Baptiste dit “Lislet” s’appelle Jean-Baptiste Lislet-Geoffroy. On ignore ce qu’il advint de la petite Jeanne Thérèse. Mais on sait que Louis, engagé dans le fameux corps des Volontaires de Bourbon (voir “Témoins de l’Histoire du 13 mars 2005), trouve la mort au combat en 1780, à l’âge de 22 ans. Et que Jean-François décède en 1789, à l’âge de 25 ans. Pour sa part, Jean-Baptiste Geoffroy meurt à Bourbon en 1798. Niama rejoint alors son cher aîné Lislet et s’installe à Port-Louis. Elle s’éteindra une dizaine d’années plus tard, en 1809, au grand âge de 75 ans. Il survivra à toute sa famille jusqu’en 1836. On sait qu’au cours des vingt dernières années de sa vie au moins il n’a plus revu son île natale. On sait aussi que depuis 1803 il était veuf et père de deux filles, mais on ignore à peu près tout d’elles, de leur mère et de leur descendance.
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