Marc Bernardot
Marc Bernardot est professeur à l’université du Havre. Spécialiste de sociologie historique de l’Etat, des migrations et du racisme, il s’intéresse maintenant aux établissements humains précaires. Contact : cyberns@wanadoohttp://www.conflits.org/index10602.htmlIl est possible d’apporter un éclairage original sur la production, l’utilisation, la manipulation contemporaines des discours xénophobes et racistes par des institutions et groupes de pression publics et privés en interrogeant, dans une perspective sociohistorique, les politiques de contrôle des circulations et de modes d’établissement des étrangers
1. On peut ainsi suivre la trace, sur la longue durée, de certaines des conséquences pratiques et symboliques de la « xénophobie de gouvernement », en étudiant ces laboratoires du traitement différencié et de l’essentialisation de groupes de populations, dont la figure centrale est l’immigré décolonisé, que représentent les logements qui leur sont spécifiquement réservés. La question du logement est en effet centrale pour appréhender la prise en charge contemporaine des migrants par les pouvoirs publics. C’est particulièrement le cas en France où l’Etat est intervenu dès le début du xxe siècle dans le contrôle de l’installation et du déplacement des travailleurs indigènes en provenance des colonies, bien avant de développer une politique de logement social. A titre de comparaison, l’Angleterre, qui a aussi importé de la main-d’œuvre coloniale dès la Première Guerre mondiale, a laissé les migrants autorisés à rester en métropole s’installer à leur guise dans les centres-villes dégradés notamment.
Nous traitons ici de cette question en prenant comme angle d’approche les modes martiaux de prise en charge résidentielle des migrants des colonies et des réfugiés en camps, puis les modes spécialisés de contrôle de l’habitat des immigrés du travail et des réfugiés en provenance des anciennes colonies en foyers et en centres d’accueil particulièrement. Nous employons l’expression « immigré décolonisé » pour désigner les groupes concernés par cette politique. On peut schématiquement dire que, dans les discours publics et médiatiques, cette figure s’est progressivement substituée à celle de l’indigène transplanté du début du xxe siècle. Et, depuis les années 1990, s’y superpose celle du clandestin non invité. Ces trois figures ont subi des pratiques publiques semblables en termes d’infériorisation, de contrôle et de déterritorialisation. Cette formule d’» immigré décolonisé » permet de rendre compte de la permanence du statut provisoire du migrant au-delà du seul moment du déplacement migratoire, voire à perpétuité. Cela exprime aussi la déterritorialisation – identification, déportation ou déplacement contraint et organisé vers la métropole – et la possible émancipation – dé-sujetion et acculturation forcée ou sensibilisation à des thèses politiques de libération ou d’accès à la citoyenneté. Par extension, cette expression peut englober les migrants du Sud qui restent indésirables en Occident après la décolonisation et sont l’objet de traitements institutionnels discriminatoires et ségrégatifs. Même si les populations majoritairement concernées sont, d’un point de vue sociodémographique, différentes des seuls indigènes des colonies, puis des immigrés des anciennes possessions impériales, celles-ci sont englobées dans un ensemble essentialisé. L’immigré décolonisé, dénommé aussi parfois « post-colonial », constitue une figure dominante de l’étranger intrus mais néanmoins utile comme main-d’œuvre captive qu’il faut surveiller et être mesure d’expulser, soit préventivement soit au terme de son utilisation. Cette incarnation de l’altérité prend place dans une matrice de représentations, combinant des discours et des pratiques scientifiques, politiques et culturels, évoluant depuis la fin du xviiie siècle et toujours disponible qui construit la France comme étant sous la menace potentielle de l’invasion, de la subversion et de l’imposture incarnée par l’étranger du Sud principalement, mais aussi de la trahison d’un citoyen insuffisamment loyal (selon les périodes ou de manière continue les Alsaciens-Lorrains, les Tsiganes, les juifs, les descendants des générations de migrants du Sud, etc.).
Nous envisageons dans cet article une triple continuité dans l’appréhension et la prise en charge de cet immigré décolonisé
2. L’appréhension idéologique raciste et impérialiste, perdurant dans la période post-coloniale, qui le constitue en menace globale (raciale, sanitaire, économique, politique, sociale, en termes de sécurité, de mœurs, de civilisation) pour l’identité nationale en est le premier élément. Selon cette conception, les populations étrangères ne doivent avoir qu’exceptionnellement accès au territoire métropolitain et, si tel est le cas, leur séjour et leur déplacement doivent rester limités et surveillés
3.
La deuxième continuité est celle qui concerne les lieux de résidence choisis et les modalités de circulation de ces populations dans ce que nous appelons le logement contraint
4. La notion de logement contraint, gestion ségrégative visant d’abord les populations coloniales déportées en métropole, recouvre les espaces hors norme affectés de manière provisoire à des fonctions d’accueil et de résidence de populations mises en dépendance. Il y a ici non seulement continuité mais aussi continuum entre les différents points du logement contraint depuis le plus informel (jardins publics, abris de fortune, camping, etc.) jusqu’au plus institutionnel (résidences sociales, centres d’hébergement d’urgence, centres de rétention administrative, etc.), en passant par des formules intermédiaires comme l’hôtel réquisitionné. Les populations circulent dans ce complexe en fonction de l’évolution de leur statut, administratif, économique ou juridique.
Un troisième élément permet de parler d’héritage. Il tient aux institutions chargées d’organiser l’hébergement hors la loi et la norme, de ces publics désignés comme spécifiques, à contresens du mouvement du Welfare State. En France, c’est le ministère de l’Intérieur qui a porté cette tradition institutionnelle, soit directement soit indirectement, selon un processus hégémonique séculaire de déplacement, de captation et de redoublement de l’action de protection, de surveillance et de sélection des migrants et des réfugiés mené par d’autres institutions ou organisations, comme l’armée, d’autres ministères (Colonies, Affaires étrangères ou Travail), ou encore des associations et des entreprises. Le ministère de l’Intérieur, et en particulier la direction de Sûreté générale puis de la Police nationale en son sein, est intervenu dans ce champ, d’abord en période de crise puis en période de paix
5, en commençant par le contrôle des indigents puis celui des migrants et, dorénavant, celui des demandeurs d’asile. L’étude du logement contraint des immigrés décolonisés offre un point de vue sociohistorique original sur l’institution policière et ses transformations tout au long du xxe siècle, mais aussi sur les paradoxes apparents du rapport étatique à l’étranger colonial et post-colonial pris entre réquisition et rapatriement, infantilisation et criminalisation, instrumentalisation et dénigrement.
Dans la plupart des articles traitant de la question du logement des étrangers
6 aucune place concrète n’est réservée pour les formes de logement des coloniaux, des réfugiés, des gens du voyage. Ces aspects, lorsqu’ils sont évoqués, sont systématiquement considérés comme des points anecdotiques de la grande histoire en marche de l’intégration et du logement décent pour tous. Cet article va résolument en sens inverse de cette tendance à la vignette édifiante. A contrario des fresques historiques qui font débuter les préoccupations des pouvoirs publics en matière de logement des étrangers à l’après Seconde Guerre mondiale, nous proposons de faire démarrer cette histoire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’approche sociohistorique classique de l’immigration en général, et du logement des migrants en particulier, est globalement passée à côté de cette caractéristique peut-être en raison des difficultés de compilation des sources, mais aussi à cause d’une appréhension faussée de la question en raison, à la fois de l’hypothèque et de l’aveuglement dus au fait colonial français et de la perception évolutionniste de l’action progressiste de l’Etat.
Lorsque le logement des coloniaux est abordé, ce n’est que comme un aspect secondaire du logement des étrangers et la spécificité de la question coloniale en la matière n’est pas saisie, alors qu’il faut, selon nous, lui donner un rôle central et l’associer à la prise en charge résidentielle des réfugiés et des parias nationaux. Ce n’est qu’au prix de cette association que peut être perçue l’importance de ces formes, dites à tort marginales, d’affectation dans l’espace national pour envisager une cohérence des politiques publiques les concernant. C’est pourquoi nous plaçons l’immigré décolonisé au centre du processus historico-politique de construction du référentiel de politique publique du logement social, jusqu’à en faire un pivot de l’analyse des politiques d’aménagement urbain, des politiques de contrôle des circulations et des territoires, des politiques de construction des frontières de la citoyenneté. Dans un contexte de développement international d’une culture du contrôle et de la défiance à l’encontre des étrangers et, plus largement, des nouvelles « classes dangereuses », la politique symbolique et administrative de criminalisation-rétention-éloignement des étrangers, réfugiés et migrants, qui actualise l’enchaînement minorisation-confinement-rapatriement des transferts de l’époque coloniale, reste déterminante pour l’appréhension des transformations actuelles de l’Etat et de l’expression de sa souveraineté.
Dans une première partie, nous remettrons en perspective sociohistorique les deux modes majeurs de contrôle de l’installation des coloniaux en métropole, d’abord dans des camps d’étrangers et puis sous la forme banalisée et urbanisée des foyers et des catégories de « sous-logement » social. Dans une seconde partie, nous montrerons comment les objectifs fixés par les pouvoirs publics aux gestionnaires spécialisés du logement des immigrés ont changé à partir des années 1980 et ont été réorientés vers l’accueil provisoire non seulement des étrangers mais également des exclus. Les fonctions traditionnelles de protection, sélection/expulsion et contrôle de l’étranger sont, pour une bonne part, repassées globalement sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur.
Du camp d’étrangers au modèle du foyer de travailleursDeux types d’espaces spécifiques ont été développés en France pour accueillir les étrangers « à risque », successivement les camps et les foyers. Durant la première moitié du xxe siècle, le camp – de conception militaire, mais adapté au traitement martial des civils étrangers et coloniaux par la police, en temps de guerre comme en période de paix – a été le modèle le plus répandu
7. Sa plasticité selon les circonstances et les objectifs poursuivis par les pouvoirs publics lui confère un rôle central dans le logement des coloniaux et des réfugiés
8. Après la Seconde Guerre mondiale, le camp d’étrangers, tout en restant très utilisé par les autorités pour gérer les situations de crise de la décolonisation devient moins visible
9. Les camps, tout comme les « bidonvilles » qui les prolongent parfois, n’ont plus officiellement leur place dans le paysage urbain français. Les pouvoirs publics facilitent alors le développement de nouvelles formes de logements d’immigrés, comme le foyer de travailleur notamment. Cet habitat réservé devient l’outil à la fois du contrôle policier des migrants coloniaux et le pivot foncier et social de la rénovation urbaine. Dans les deux cas, du camp comme du foyer, l’opérateur institutionnel central reste le ministère de l’Intérieur soit directement soit par l’intermédiaire d’institutions dont il assure la tutelle.
Le camp comme habitat du colonial et du réfugié en métropoleLe camp d’étrangers constitue durant la première moitié du xxe siècle le mode de logement principal des populations coloniales, des réfugiés, ainsi que des civils ennemis de l’Etat. Ce type d’habitat correspond en effet aux attentes de contrôle des pouvoirs publics car il fournit une réponse résidentielle combinant, à des degrés divers, une dimension répressive et un aspect protecteur.
Les travailleurs et les soldats coloniaux ont été systématiquement logés dans des cantonnements séparés entre le début et le milieu du xxe siècle. Les cantonnements des ouvriers en dépôt ou des tirailleurs en camps, les habitats précaires et mobiles des travailleurs requis ou rapatriés coloniaux, les baraquements des prisonniers de guerre coloniaux, les hôtels réquisitionnés et les dortoirs improvisés dans les usines désaffectées constituent des types conjoncturels du modèle de camp d’étrangers. Car, si certaines migrations ouvrières et agricoles vers la France ont été parfois organisées par des employeurs assurant plus ou moins sommairement leur logement, la plupart des courants migratoires depuis le xixe siècle n’ont été précédé ou suivi d’aucune programmation résidentielle. Au contraire, au xxe siècle, les populations originaires de colonies n’ont que rarement pu circuler librement entre ces territoires et la métropole et leur présence a fait l’objet d’un contrôle tant en matière de déplacement que d’hébergement. Le constat de leur stationnement en France métropolitaine sans encadrement spécifique et sans justification précise a toujours entraîné une réaction des pouvoirs publics, soit sous la forme d’un rapatriement forcé, soit par la constitution d’une institution spécialisée de prise en charge, notamment lors des périodes de démobilisation.
Schématiquement, on peut distinguer quatre cas de figures architecturaux sachant que certains camps sont installés dans des sites existants et que d’autres sont créés ex nihilo. Les camps militaires sont utilisés, par substitution de fonction, pour l’accueil de populations civiles. Des centres pénitentiaires ou psychiatriques font aussi parfois fonction de lieu de rétention. Des bâtiments à usage hôtelier, industriel ou scolaire offrent souvent des moyens d’hébergement immédiats sans transformation. En réalité, n’importe quel espace vacant est susceptible d’être transformé en camp, qu’il soit équipé ou non. C’est ce qui rend possible l’usage de zones désertes, plages, plateaux, carrières, ruines diverses sur lesquels sont installés des tentes ou des marabouts
10, des baraques et des logements d’urgence.
Ce type de réponses résidentielles spécifiques est principalement lié, dans le cas de la France entre autres, à un rapport colonial à l’espace et à une appréhension orientaliste racisée de l’architecture, le domaine colonial ayant été l’un des laboratoires de formes modernes de regroupement ségrégatif de civils. En métropole, les maintenir à l’écart permettait aux pouvoirs publics au mieux d’éviter, au pire de ralentir leur dissémination car ils étaient perçus comme ne devant à aucun prix s’assimiler ou même s’acculturer en raison de leur infériorité du point de vue des théories raciales en usage. Le principe du rassemblement des indigènes selon un principe ethnique s’est généralisé dès la Première Guerre mondiale pour des travailleurs en provenance des colonies, à l’instar des bataillons coloniaux. L’armée, et plus particulièrement son service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC), a piloté des groupes de travailleurs chinois ou kabyles affectés à des tâches de génie spécifiques, logés dans des bâtiments réservés et encadrés par des responsables spécialement formés. La logique de l’internement s’est appliqué à ces populations sans être présentée comme telle.
Ce sont bien souvent des institutions parapubliques et des entreprises privées avec des traditions d’encadrement croisées (flux de personnels et de savoir-faire de l’usine à la caserne, des colonies à la métropole) qui prennent en charge ces publics. Au tout début du xxe siècle, les usines Schneider du Creusot appliquent déjà cette modalité à des sujets coloniaux. D’autres sociétés, ayant besoin d’une main-d’œuvre plus aisément exploitable et utilisable pour des travaux dangereux, ont eu recours à ce type de recrutement et à ce mode d’organisation. C’est le cas de la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE). Les travailleurs africains, malgaches ou chinois ne sont pas considérés comme des membres du personnel des entreprises qui les emploient. Leur statut officiel ou officieux de « requis » leur interdit concrètement toute formation qui excède la simple utilisation des outils et des machines et toute promotion. La fin du chantier ou de l’affectation du groupement à tel ou tel site les renvoie au statut de primo-arrivants dont les autres ouvriers et l’encadrement se méfient, alors que ces « indigènes » des colonies sont parfois présents depuis des années sur le territoire métropolitain. Ces circonstances autorisent la suspension des règles de droit et des protections individuelles et l’attribution de pouvoirs discrétionnaires, le plus souvent aux autorités policières, qui se concrétisent tout particulièrement dans les espaces d’internement.
Les principes du camp s’appliquent pour la plupart à des indigènes transplantés des colonies jusqu’au rapatriement des travailleurs requis indochinois en 1948 et des internés algériens après la Guerre d’Algérie.
Parallèlement à l’arrivée d’une main-d’œuvre coloniale, la présence d’étrangers ressortissants des pays belligérants et l’accueil des réfugiés sont devenus des questions centrales à partir de la Première Guerre mondiale. Les pouvoirs publics ont opté pour le placement en camp de ces catégories par crainte de désordres. Le ministère de l’Intérieur est progressivement devenu l’acteur central de la prise en charge des publics de réfugiés et d’étrangers considérés comme de potentiels ennemis de l’Etat. Les camps d’étrangers tirent de cette généalogie une caractéristique ambivalente de lieu de mise à l’écart et de survie. Pour appréhender cette réalité complexe des camps, il faut articuler deux couples de caractéristiques qui s’opposent deux à deux : répression / protection et relocation / transit
11.
Les premiers camps d’étrangers officiellement installés en France en août 1914 ont pour fonction de rendre inoffensifs des ressortissants de pays en guerre en les internant. L’ouverture de camps a été programmée comme une modalité à part entière de la guerre en tant qu’instrument répressif justifié par la théorie des circonstances exceptionnelles
12. Dans les sites répressifs, le mode de gestion « disciplinaire », au sens de l’administration, vise à la fois à maintenir l’ordre interne et externe
13. L’objectif affiché des autorités est de mettre des suspects « hors d’état de nuire » en les retranchant de la « communauté nationale ». La gamme des mesures répressives peut aller du simple règlement intérieur de type pénitentiaire, à la guerre psychologique pour briser la résistance de l’ennemi. Les autorités françaises restent internationalement reconnues comme expertes en la matière
14. Mais la dimension répressive n’est pas la seule à l’œuvre dans les espaces d’internement, y compris les plus sévères
15. En effet, il arrive que les suspects placés dans des centres d’assignation à résidence parce que perçus comme des menaces, puissent devenir, du fait de leur condition de vie, des victimes potentielles
16. Les autorités sont contraintes de veiller – y compris de force – sur la santé des internés pour qu’ils ne meurent pas, pour que les risques sanitaires et épidémiologiques ne franchissent pas les murs du camp et pour que la répression contre ces « ennemis » n’apparaisse pas comme disproportionnée.
Une catégorie de camps d’étrangers assure des missions de secours et de protection humanitaires. Ce sont des espaces provisoires accueillant des civils, souvent des familles. Ces dernières fuient des combats ou des violences qui les visent spécifiquement. Elles sont orientées vers de lieux d’accueil aménagés et installés dans des régions plus ou moins proches de la frontière qu’elles ont franchie en fonction de l’enjeu politique et stratégique qu’elles représentent, selon qu’elles sont issues d’un peuple ami ou, au contraire, perçu comme menaçant. Les réfugiés sont susceptibles d’être secourus parce qu’ils sont ressortissants français ou originaires de pays amis, qu’ils bénéficient d’un courant d’opinion favorable, qu’ils ont un statut protecteur, tels celui de protégé français, celui de détenteur de statut Nansen dans les années 1920-1930, ou celui offert par la Convention de Genève depuis 1951
17. L’argument de la protection est souvent couplé avec celui de l’urgence
18. Mais les conditions d’accueil des populations varient moins en fonction de l’urgence qu’en fonction de leur « valeur » aux yeux des pouvoirs publics et éventuellement des riverains quand leur présence sur le territoire est médiatisée. On peut par exemple opposer la manière dont ont été accueillis les réfugiés franco-indochinois en 1956, parqués et oubliés durablement dans des corons et des camps désaffectés et les réfugiés hongrois, en 1957, installés dans des camps, militaires pour nombre d’entre eux, mais réhabilités et leur intégration facilitée par les pouvoirs publics.
D’autres dimensions peuvent être repérées dans les fonctionnements et les objectifs assignés par les autorités aux camps d’internement ou d’accueil. Le premier type est celui de la « relocation » pour utiliser, en le francisant, le terme américain en usage, en 1941 pour les déplacements de citoyens d’origine japonaise après Pearl Harbour
19. Il s’agit d’une réaffectation spatiale de groupes humains considérés par les autorités comme gênants sur un théâtre d’opération ou, de manière plus générale, sur le territoire national, en raison de la position qu’ils occupent ou encore de leur mode de rapport à l’espace, par exemple non sédentaire. Ces populations sont parfois qualifiées de nos jours des « déplacés internes », statut informel qui ne dépend pas du droit international. C’est le cas des familles françaises tsiganes à partir de 1914, mais surtout durant les années 1940, ou encore des paysans algériens et indochinois durant les guerres coloniales. C’est le cas également des familles harkies dont le rapatriement limité par les autorités françaises est suivi, après 1962, d’un placement dans des sites excentrés parce qu’elles sont considérées comme inassimilables et menacées par les migrants algériens présents en métropole.
La sédentarisation forcée des populations tsiganes et harkies dans des sites spécialement aménagés à l’écart a constitué un objectif plus ou moins explicite. La représentation de ces groupes, objets d’une construction racisée, intègre aussi leur rapport à l’espace. Les effets de la loi de 1912 pour les Tsiganes se prolongent jusqu’à nos jours avec les tentatives de sédentarisation forcée dans des aires d’accueil, dans un contexte de criminalisation et de confusion entre les populations de nationalité française et les petits contingents de demandeurs d’asile des pays de l’Est de l’Europe refoulés et déportés malgré leur récente citoyenneté européenne.
Un deuxième type de camps sert de zone de transit dans un déplacement forcé qui, pour cela, procure un substitut au pays d’origine ou une anticipation du futur pays d’accueil. Lorsque les autorités identifient et catégorisent un groupe comme apatride ou ayant perdu tout lien avec son pays d’origine, celui-ci est pris en charge de manière différente par rapport aux réfugiés qui conservent un lien juridique avec une entité nationale. Hannah Arendt utilise l’expression « sans-Etat » pour qualifier les réfugiés qui fuient un régime qui leur dénie la citoyenneté
20. Dans l’histoire française, ce fut le cas en particulier des réfugiés juifs dans l’entre-deux-guerres, mais les exemples sont nombreux. Le camp d’étrangers devient alors une réponse spatiale qui doit à la fois préparer les accueillis à un départ rapide vers une autre destination, mais aussi rendre difficile voire impossible leur installation sur place et, plus largement, sur le territoire d’accueil. Il s’agit d’une enclave spatio-temporelle ectopique, c’est-à-dire du topos artificiel d’une collectivité coupée de son oïkos habituel et ne pouvant y retourner. Les pouvoirs publics ne peuvent pas rapatrier ces réfugiés vers un pays qu’ils ont fui ou qui les a chassés et ne les acceptent plus. Mais, comme les autorités ne veulent pas non plus les accepter durablement sur leur territoire voire les naturaliser, le camp, tout aussi précaire soit-il, devient le « seul substitut concret au pays natal
21 ».
Ce type de camps d’étrangers peut être élargi et servir de matrice à un modèle d’interprétation plus global des camps d’étrangers utilisés pour retarder la dispersion, et même la dissémination d’un groupe conçu comme « en dehors » d’un point de vue racial et culturel au sens donné par E. Saïd
22, dans une optique sanitaire, épidémiologique et, en somme, biopolitique, et éviter qu’il se mêle à la population. La suspension des normes dans l’espace du camp peut ainsi être en partie expliquée. Il n’est pas un sas d’entrée vers le territoire national, mais une enclave temporaire fondamentalement tournée vers l’extérieur
23.
Le développement du modèle des foyersLa substitution de la figure de l’indigène transplanté par celle de l’immigré décolonisé qui s’opère avec la fin de la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’une transformation des modes de logement contraint et d’un remplacement du camp d’étrangers par le foyer de travailleur migrant pour contrôler l’implantation. Ce changement se traduit par une institutionnalisation progressive des organismes construisant et gérant ces espaces spécifiques, officialisant l’existence d’une politique publique en la matière. C’est particulièrement le cas avec la création de la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (SONACOTRAL) en 1956 qui donne au foyer une dimension emblématique dans l’appréhension de l’immigré décolonisé. La prise en charge résidentielle des réfugiés va aussi connaître un processus d’institutionnalisation, mais bien plus lent.
Les formes de logement en casernes militarisées
24 sous la responsabilité d’organisations privées et publiques sont une des matrices conceptuelles de cette spécificité française des foyers de travailleurs migrants. Les premiers foyers installés en région parisienne dans les années 1930 (essentiellement à Gennevilliers et à Paris) correspondent à une volonté des acteurs municipaux et policiers de reprendre le contrôle sur l’établissement des travailleurs venant des colonies. Ces derniers, installés dans des meublés, des hôtels garnis dans les centres-villes ou dans de l’habitat autoconstruit, deviennent gênants lorsque des espaces sont convoités pour des programmes immobiliers
25. Dans l’entre-deux-guerres, le système naissant des foyers prolonge, en le pérennisant, celui des casernes et des camps dans la mesure où il reste à la base de l’organisation du contrôle policier, social et sanitaire destiné spécifiquement à la surveillance les migrants coloniaux
26.
En effet, à partir de leur affectation à un logement collectif « étanche », se déploient des institutions telles qu’une organisation policière spécifique pour la surveillance, un embryon de système de santé (médecine coloniale adaptée au transfert acculturant en métropole – à l’origine de la création de l’Hôpital Avicenne de Bobigny en 1925) et une gestion bienveillante de l’islam (Mosquée de Paris). Parallèlement à cette spécialisation publique, se développent dans les entreprises employeuses de main-d’œuvre coloniale des traditions discriminatoires d’affectations professionnelles et de gestion de carrières propres à ces migrants.
Après la construction des premiers foyers dans les années 1930, sous l’égide de la préfecture de Paris et du Conseil général de la Seine, la politique des foyers reprend timidement dans les années 1950, avec l’augmentation des flux de main-d’œuvre depuis l’Algérie sous le contrôle théorique du ministère du Travail. Mais la conjonction de la faible efficacité de ce dernier dans l’accompagnement des entreprises pour le logement des travailleurs migrants et du début de la guerre d’Algérie donne l’occasion au ministère de l’Intérieur de s’investir pleinement dans ce dossier, avec la constitution de la SONACOTRAL
27. Cette entreprise au statut hybride d’économie mixte, sous la direction du ministère, répond à trois objectifs articulés.
Le premier objectif affiché est explicitement social avec la nécessité présentée par les autorités de résorber les bidonvilles, en raison des mauvaises conditions de vie des populations qui y vivent, qui sont en contradiction avec une société de croissance dominée par les idéaux de progrès et de promotion sociale. Les habitants des bidonvilles ne peuvent rester socialement hors de la nation, sous peine de provoquer une remise en question du modèle démocratique. Le deuxième objectif poursuivi est clairement d’ordre foncier et immobilier. Les zones occupées par les bidonvilles deviennent en effet cruciales pour le processus de développement urbain et du territoire. Situé soit dans les centres-villes, soit dans les périphéries des grandes agglomérations, l’habitat des garnis, des squats et des anciennes cités d’accueil devient un obstacle aux projets immobiliers et de transformation urbaine qui se développent à partir de la fin des années 1950. La résorption de ces marges devenues centrales et l’expulsion des populations y vivant deviennent un enjeu déterminant pour entamer le réaménagement des villes françaises. La troisième visée, moins affichée, mais néanmoins capitale, est essentiellement d’ordre stratégique. Le déclenchement du conflit pour l’indépendance en Algérie pose, à une échelle encore jamais atteinte, le problème de la présence en métropole de ces indigènes algériens devenus citoyens. La position à la fois urbaine et industrielle de ce public rend indispensable aux yeux du ministère de l’Intérieur une intervention pour détruire les bidonvilles qui confèrent aux mouvements indépendantistes des moyens économiques et tactiques pour conduire la lutte en métropole.
La SONACOTRAL va permettre de répondre à ces trois objectifs, en commençant par la résorption de l’habitat insalubre. L’entreprise constitue le laboratoire qui corrige en l’éliminant, par destruction et déterritorialisation, le dérèglement social que constitue le regroupement incontrôlé de catégories populaires dans des marges urbaines. Le mode de vie dans les foyers de travailleurs migrants et dans les programmes sociaux de relogement est très encadré. La qualité des constructions et des équipements est sciemment très en dessous des normes. Mais tout en étant censées être des expériences limitées dans le temps, puisque débouchant sur un retour dans le pays d’origine, ces formes d’habitat sont présentées comme répondant aux besoins sociaux des utilisateurs. En réalité, les visées sociales officielles de ces programmes, percevant les Algériens comme présentant des handicaps multiples pour parvenir à les assimiler, ne vont être poursuivies que le temps de la guerre d’Algérie, comme le montre Amelia Lyons à propos des familles algériennes
28. Dès la fin du conflit algérien, les institutions sanitaires et sociales abandonnent ces projets. Les Algériens sont à nouveau, et pour longtemps, perçus comme des menaces sociales.
L’accent reste, après 1962, mis sur la politique des foyers qui permet aux pouvoirs publics d’espérer limiter le regroupement familial des ouvriers célibataires et célibatairisés encore nécessaires à l’économie industrielle française. Malgré le progrès social et résidentiel que représente formellement le passage du camp au foyer, le premier n’a pas plus de visée assimilatrice que le second. Il est en effet conçu et géré dans les années 1950 comme dans les années 2000, dans la perspective d’un départ de l’étranger vers son pays d’origine. Certes, d’un point de vue sociologique et culturel, les usagers des foyers comme ceux des camps connaissent avec le temps un processus d’insertion ségrégative
29, dans la mesure où, tout en restant tenus à l’écart par le paternalisme raciste des gestionnaires, leurs modes de vie se calquent sur ceux de la société française. Mais cette transformation n’est en rien l’effet de politiques d’insertion inexistantes. Avec la fin de la décolonisation, l’indigène transplanté est devenu l’immigré décolonisé, mais les cadres d’appréhension de celui-ci restent en grande partie les mêmes.
La construction des foyers va se faire à un rythme soutenu entre le début des années 1960 et le milieu des années 1970, avec un pic entre 1966 et 1972. Le modèle du foyer de travailleur évolue sensiblement durant cette période. Les premiers bâtiments sont conçus sur la base des logements économiques pour familles, les Logécos, qui sont recloisonnés pour accueillir des célibataires. Par la suite, la formule retenue est identique à celle de l’hôtellerie universitaire et s’accompagne d’une croissance de la taille des bâtiments qui dépassent fréquemment les 300 places. D’autres foyers sont obtenus par transformations de bâtiments collectifs et de locaux industriels dans la tradition du logement des coloniaux en France.
La construction et le remplissage des foyers de la SONACOTRA (l’épithète « algérien » disparaît en 1963 de la raison sociale de la société immobilière) rencontrent souvent des obstacles locaux. Le premier obstacle est la difficulté à trouver des terrains, non pas qu’ils ne soient pas disponibles, mais parce que les municipalités s’opposent à ces projets de logement d’étrangers par préemption et rachat. La résorption des « bidonvilles » constitue, pour cette raison, une opportunité considérable de trouver ces terrains. La SONACOTRA est aussi souvent en situation de force lorsqu’elle assure la maîtrise d’œuvre des rénovations urbaines de centres-villes, comme à Grenoble, à Metz ou à Bobigny par exemple. L’autre obstacle pour assurer une occupation des foyers est le fait des employeurs de main-d’œuvre migrante qui logent leurs ouvriers en dortoirs dans les locaux d’usines et qui rechignent à perdre ce contrôle étroit sur leurs employés. Mais progressivement, sous la pression des préfectures notamment, ces formes de logement pas si marginales que cela se réduisent et permettent aux foyers « officiels » de se remplir.
C’est l’âge d’or des foyers. Les dirigeants de la SONACOTRA bénéficient de soutiens institutionnels puissants à l’Intérieur, à l’Equipement, aux Affaires sociales, mais aussi à la Caisse des dépôts et consignations ou au Crédit foncier de France, et dans certaines mairies communistes notamment. Directement ou indirectement, les préfets qui dirigent cette société d’économie mixte parviennent à intervenir dans les zones, les franges et les marges des villes françaises en détruisant, résorbant, réhabilitant les formes d’habitat qui échappent encore au contrôle public et policier. La Reconquista urbaine des années 1960 et 1970 ne peut se passer du savoir-faire opérationnel de la SONACOTRA dans l’établissement et la gestion des foyers, des centres d’accueil, des cités de transit et des programmes de relogement « très sociaux » de populations déterritorialisées. De la même façon, aucun « grand chantier » autoroutier ou industriel n’est lancé sans ces « villages modulaires » pour ouvriers étrangers qu’elle met en place à proximité.
Pourtant, la construction, la gestion des foyers et les migrants étrangers qui les occupent ne sont finalement qu’un prétexte qui permet d’accéder à des financements et à des espaces pour construire des logements pour d’autres publics, français ceux-là. La SONACOTRA constitue des filiales HLM qui vont se développer très rapidement jusqu’à devenir, au début des années 1970, des acteurs du logement social dans les régions parisienne, lyonnaise et marseillaise. L’entreprise n’est plus seulement un éclaireur des pouvoirs publics pour s’aventurer dans les périphéries urbaines et l’espace dense des territoires bidonvillisés. Il s’agit dorénavant d’un opérateur incontournable de rénovation urbaine et d’un constructeur national implanté dans près de cinquante départements et plus de deux cents villes. L’entreprise occupe une place centrale dans la conception et la réalisation des villes nouvelles et l’équipement des grands centres industriels comme dans le Nord, la vallée de la Seine et le golfe de Fos-sur-Mer.
La gestion des foyers, qui n’est désormais plus qu’un prétexte à l’activité généraliste de la SONACOTRA, est assurée sous la surveillance croisée des directeurs d’établissement, issus du monde militaire et colonial, des renseignements généraux (RG) et des employeurs, selon les principes stricts de l’hygiénisme coercitif. Les gestionnaires de foyers ont longtemps été des retraités de l’armée et beaucoup avaient l’expérience du maintien de l’ordre colonial. Ce mode de recrutement présentait le double avantage d’être bon marché – ces collaborateurs retraités étaient seulement logés gratuitement et défrayés – et de permettre un contrôle accru des résidents par des hommes censés parler l’arabe et connaître leur mode de vie « spécifique ». Les modalités de sélection à l’entrée des foyers étaient officielles – être salarié – et officieuses – satisfaire aux critères du responsable du foyer. Tout ceci doit permettre d’assurer une surveillance étroite des populations logeant dans les foyers. Pourtant, le paternalisme raciste de ce personnel livré à lui-même sera en partie à l’origine de la contestation dans les foyers dès la fin des années 1960.
Car si cette politique de logement réservée aux migrants venant principalement du Maghreb et d’Afrique s’avère efficace du point de vue de l’économie industrielle et de la rénovation urbaine, elle va néanmoins être remise en question par les transformations démographiques de l’immigration en provenance des ex-colonies et par l’émancipation politique des usagers des foyers.
La fin des foyers et le retour au modèle des camps d’étrangersMises en cause en tant que système, les structures de gestion des foyers vont connaître une crise durant les années 1980 jusqu’à ce que les pouvoirs publics réorientent leur action vers l’accueil des populations exclues. Le système des foyers est fondu à partir des années 1990 dans l’action sociale, transformée avec le tournant de l’Etat pénal et l’institutionnalisation des acteurs de l’asile. A la figure de l’immigré décolonisé se superpose progressivement celle du clandestin non invité. Les fonctions de contrôle et de sélection de l’immigration ne sont plus assurées par les institutions spécialisées, mais directement par le ministère de l’Intérieur. Le continuum du logement contraint
30, dans lequel peuvent évoluer les populations cibles de cette politique de défiance, sera désormais prolongé par un complexe officiel de rétention-refoulement.
Vers la dissolution du modèle du foyer Le modèle du foyer entre en crise. Les usagers se mobilisent efficacement contre les gestionnaires et poussent les pouvoirs publics à intervenir par la répression et la lente intégration des foyers dans le dispositif de lutte contre l’exclusion. Les autorités retiennent de cet épisode la nécessité de redonner aux foyers une fonction d’habitat provisoire, alors que les habitants des foyers dégradés se paupérisent et vieillissent.
Plusieurs éléments contribuent à remettre en question, dans les années 1970, le processus de développement de la SONACOTRA et, plus largement, la diffusion du modèle du foyer. Des foyers sont sous-occupés de manière chronique à la fois en raison de leur piètre qualité qui les rend peu attractifs, mais aussi en raison de l’encadrement sécuritaire et des premières restructurations économiques qui touchent les grands bassins industriels. L’arrêt de l’émigration algérienne en 1973, puis l’interruption officielle de l’immigration de travail en 1974 vont accroître le déficit de remplissage des foyers. La SONACOTRA, qui est devenue un opérateur national de promotion urbaine, connaît une profonde crise financière qui remet en question sa survie économique dans le contexte du déclenchement de la crise économique de 1974. Le renversement national de la politique de l’aide à la pierre, favorisant la construction, en aides à la personne, solvabilisant les habitants, entraîne l’interruption du lancement de nouveaux foyers en 1975. Les dirigeants de la SONACOTRA tentent de limiter les pertes par des hausses répétées des tarifs des chambres, contribuant ainsi à déclencher la contestation du système des foyers dans son ensemble.
Ce mouvement exceptionnel, qui perdure tout au long des années 1970, va être progressivement réglé avec une répression des grévistes de la « redevance » et avec un rapprochement du droit commun pour la gestion des foyers, gérés auparavant dans l’arbitraire le plus complet tant pour la fixation des prix de journée qu’en raison de l’absence de contrat de location. L’extension de l’allocation logement en 1978 aux résidents des foyers favorise l’installation durable des fractions d’usagers les plus démunies. Rapidement, la population des foyers de travailleurs en France (environ 800 établissements accueillant 140 000 personnes dans les années 1980) se paupérise et se sédentarise, ce qui se traduit par le vieillissement des usagers. L’usage quotidien des foyers se transforme, tant celui des résidents qui deviennent des occupants permanents, que celui des gestionnaires qui perdent leur fonction de contrôle politique et social d’une population allogène, jeune et ouvrière pour devenir des travailleurs sociaux non reconnus pilotant des maisons de retraite officieuses de vieux migrants.
Les dirigeants de ces structures d’hébergement entérinent ces transformations en orientant en priorité les subventions et les aides publiques dans la rénovation des segments du patrimoine immobilier qui restent attractifs lorsqu’ils sont correctement situés dans les grandes agglomérations. Ce choix se fait au détriment des plus vieux bâtiments dans lesquels vivent majoritairement des résidents âgés et installés dans des zones désindustrialisées. La ségrégation sociale ainsi que le contingentement spatial des migrants décolonisés se poursuivent après l’achèvement de la période d’utilité économique, lorsqu’ils ne sont pas « rentrés au pays », de gré ou de force.
Les parties du patrimoine de la SONACOTRA qui restent les plus intéressantes économiquement dans les années 1980 sont celles détenues par ses filiales HLM, malgré la crise sociale et économique qui les touchent (les « Minguettes » à Vénissieux, Vaulx-en-Velin, etc.). Elles seront privatisées sans difficulté à l’occasion d’augmentations de capital de ces filiales, entérinant l’entrée dans celles-ci des puissants collecteurs de 1 % logement. Plus de 50 000 logements des filiales HLM de la SONACOTRA changent alors de main en 1986 et 1987 sans intervention des pouvoirs publics. Ce patrimoine, situé dans les plus grandes villes de France et logeant des familles étrangères dans les fractions les plus dégradées de leur parc, a été financé sur des fonds, ou avec l’aide de crédits et de prêts bonifiés destinés spécifiquement aux étrangers. Pourtant, ils logent prioritairement et très majoritairement des familles françaises. La présence de familles d’immigrés décolonisés a servi à la fois de prétexte et de repoussoir pour obtenir des terrains, des financements et des permis de construire, lesquels ont finalement contribué à leur déterritorialisation et à leur ségrégation aux périphéries des agglomérations, dans des cités de transit et des programmes sociaux de relogement et, cela, jusqu’à la rénovation par destruction de la plupart de ces établissements provisoires dans les années 1980
31.
Ce système des foyers, articulé au monde industriel et remis en question à l’occasion de la contestation des années 1970, va connaître un processus complexe de transformation de la population résidente à force d’expulsions, de départs volontaires et de substitution administrative des usagers. Les foyers de travailleurs restent extra-territoriaux, dans la mesure où les services sociaux et les institutions publiques spécialisées ou municipales ne les intègrent pas officiellement dans leurs activités. En réalité, les services sociaux y adressent dès la fin des années 1960 les catégories de populations qui ne font pas partie des cibles traditionnelles de leurs programmes. Les célibataires, par opposition aux familles, y compris les veufs et divorcés, sans ressources parce qu’en fin de droit de chômage, sortant de prison ou de structures psychiatriques, en un mot tous ceux qui ne correspondent pas aux standards familiaux de l’action sociale classique sont régulièrement orientés vers les foyers périphériques en sous-occupation chronique. Ils s’y sédentarisent souvent.
Le système est néanmoins mis en lumière car les foyers, et plus particulièrement ceux de la SONACOTRA, sont devenus éponymes, c’est-à-dire synonymes des foyers en général, par le mouvement de protestation des résidents, et symbolisent l’immigration de travail, masculine et maghrébine, et bientôt musulmane. Dans la presse nationale et régionale, les foyers sont dorénavant présentés comme des lieux d’exclusion, de déviance et de non-intégration à l’occasion de faits divers qui contribuent à une criminalisation de l’immigration.
Stigmatisés, les usagers des foyers le sont à double titre. Une fois parce qu’ils sont des immigrés décolonisés, perçus comme menaçants en raison de leur origine, de leurs statuts ou de leur religion. Une deuxième fois parce qu’ils sont confinés dans ces foyers qui leur sont spécifiquement destinés, souvent excentrés et vétustes.
Dans les années 1980, les dirigeants des structures gestionnaires commencent à considérer que les foyers représentent la cause même de la crise. Ils ne veulent plus être associés à l’immigration décolonisée devenue, en raison d’une politisation accrue, l’objet d’un rejet orchestré par les médias. Ce système spécialisé de gestion de l’immigration de travail, conçu pour ralentir l’installation des immigrés décolonisés, est triplement désavoué : d’abord par les usagers qui l’ont globalement remis en cause, par le refus d’habiter dans les foyers, par la cessation du paiement de la redevance et l’attaque en justice des procédures de fixation des prix, par la médiatisation des conditions de vie spartiates et de gestions racistes dans les foyers. Ensuite, par les médias qui construisent « le foyer » comme le lieu de toutes les différences, l’espace du non-national, le domaine de l’illégal et de l’inintégrable
32. Enfin, par les pouvoirs publics eux-mêmes qui, tout en ayant avalisé ce mode de gestion et de développement séparé des migrants dénoncent les conditions de cette gestion, en commandant des rapports d’inspection qui remettent en question les choix financiers des organismes gestionnaires de foyers. Loin de la solution d’invisibilisation et d’occupation temporaire prévue à l’origine, les foyers « de travailleurs » sont devenus « de contestation » et zone de pauvreté qui rendent visible la présence immigrée et matérialisent son installation sur le sol métropolitain.
Après plusieurs tentatives inabouties, les dirigeants de la SONACOTRA et leurs tutelles ministérielles et financières (Caisse des dépôts, Crédit foncier) vont parvenir à s’entendre sur les missions dévolues à l’entreprise. Une première étape est franchie dans les années 1980, avec la transformation d’une structure administrative centralisée héritée des premiers directeurs généraux, préfets de culture centraliste et d’expérience coloniale, en société de gestion technique et commerciale, convertie très tôt à la culture de marché et toujours en recherche de nouveaux territoires et de nouvelles « clientèles ». C’est la « gauche » qui va piloter ce tournant dans l’histoire des institutions de gestion de l’immigration. L’idée générale concernant les foyers, qui va être déclinée et développée, consiste à rompre avec les principes de base de logement des migrants ex-coloniaux dans des logements provisoires en dessous de normes. L’interruption de l’immigration de travail et la disparition rapide de la figure de l’ouvrier spécialisé (OS) ne rendent plus indispensable une politique de logement à destination des travailleurs migrants célibataires. D’autres populations peuvent les remplacer dans les foyers
33. Dans un premier temps, les cibles marketing, presque irréelles si l’on pense à l’état de dégradation des foyers, vont être des cadres et des étudiants « en mouvement », ainsi que des personnes âgées à revenus moyens. Ces objectifs de « nouveaux marchés » ainsi que la politique de communication très ambitieuse l’accompagnant déboucheront sur un sévère échec financier. La volonté de changer l’image des foyers se heurte à l’éternel retour des faits divers renvoyant la SONACOTRA et le monde des foyers en général à la case « pauvreté » et « altérité ». La contestation de ce message de rénovation de l’image, qui ne s’accompagne pas d’une réhabilitation des foyers, est également interne. Les résidents et les salariés remettent en question cette politique et interpellent les tutelles qui, selon la loi d’airain séculaire de gestion de l’immigré décolonisé, n’acceptent pas longtemps cette visibilisation. Une seconde phase va voir l’Etat reprendre en main la gestion des institutions spécialisées et les intégrer dans les politiques de lutte contre l’exclusion et d’institutionnalisation de l’expulsion.
Extension du domaine de l’internementLe durcissement des politiques publiques sociales et de l’immigration se traduit par une précarisation des usagers des foyers dont l’existence même est remise en cause. L’immigré décolonisé n’est plus l’objet d’une politique de prise en charge, mais doit être refoulé. Autrefois contesté par les résidents, le foyer de travailleurs est devenu un refuge pour des individus et des groupes les plus exposés au post-fordisme économique et urbain. Mais une partie du patrimoine des gestionnaires de foyers est maintenant affecté à l’hébergement des demandeurs d’asile et au traitement social de « l’exclusion », tandis que se développe une nouvelle forme institutionnelle de logement contraint destinée à la rétention des immigrants à expulser.
Les tutelles publiques de la SONACOTRA vont reprendre en main son fonctionnement et l’associer à une politique de lutte globale contre l’exclusion sociale. Certes, la perspective ubuesque d’accueil de cadres « en mouvement » pour une gentrification des publics et des types de logement de la fin des années 1980 sert alors de repoussoir dans les discours, mais l’objectif de substitution des publics reste identique. Les années 1990 se caractérisent en la matière par une remise en cause générale des foyers de travailleurs migrants. Vilipendés par la presse, attaqués par des maires et brocardés par les rapports publics, ils sont fusionnés avec l’ensemble des formes d’hébergements sociaux comme les foyers de jeunes travailleurs et de personnes âgées et les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) sous l’appellation de « résidences sociales ». Le tour de passe-passe est très réussi : l’ensemble n’est plus destiné à loger des immigrés ou même des travailleurs, mais des Français en situation d’exclusion. Les résidences sociales sont même présentées comme la clé de voûte du dispositif de lutte contre les exclusions. En ce qui concerne les foyers, ils doivent progressivement « passer » en résidence sociale, selon la formule consacrée. Et ce passage doit s’accompagner, comme à chaque réforme, d’une mise aux normes des bâtiments et des modes de gestion et d’un programme de suivi social spécifique pour les usagers
34.
Dans les faits, cette politique donne l’occasion aux pouvoirs publics à la fois d’opérer un vaste mouvement de concentration dans le monde de l’hébergement d’urgence et des foyers, bien trop éclaté selon eux (variété de tailles et de statuts), et d’entériner officiellement la fin d’une politique spécifique de logement des immigrés. Le « stock » démographique des foyers d’étrangers, majoritairement peuplés d’immigrés décolonisés vieillissants, est maintenant fondu dans la masse indifférenciée des résidences sociales et n’est donc plus visible. Il ne reste plus en principe qu’à attendre sa résorption. La SONACOTRA, autorisée à changer de nom pour devenir l’ADOMA en 2006, voit son patrimoine et son influence augmenter à nouveau. SONACOTRA-ADOMA, sous l’encadrement des préfectures, reprend en gestion les patrimoines immobiliers d’associations de gestion de foyers dont les comptes, les bâtiments, ou les usagers sont sources d’inquiétude. Non seulement l’entreprise reprend en gestion des foyers insalubres, mais elle redevient un opérateur d’abord modeste puis central pour le relogement d’urgence. Les années passent mais le principe de substitution à l’œuvre à la SONACOTRA-ADOMA reste le même
35. Confier des contingents de populations « à risque » à cette entité constitue une garantie de les voir disparaître dans les méandres du logement « très social ».
Au-delà de cette opération de substitution sémantique des foyers vers les résidences sociales, censée détourner l’opprobre du logement immigré, les grands opérateurs de foyers, au premier rang desquels SONACOTRA-ADOMA et l’Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches, (AFTAM), ont surtout développé leur activité dans le domaine des Centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) et du logement d’urgence. C’est un axe novateur, tout du moins en apparence. A la fin des années 1990, devant le fiasco de l’hébergement des demandeurs d’asile, dans le cadre de la Convention de Genève de 1951, les pouvoirs publics se tournent vers la SONACOTRA-ADOMA pour fournir de nouvelles capacités et gérer ces centres. C’est une opportunité qui permet tout à la fois de remplir les parties inoccupées de leur parc immobilier dégradé, théoriquement sans risque d’installation des occupants dont le statut est provisoire (tout comme le personnel de gestion), de ne plus dépendre du paiement des usagers puisque les prix de journée sont réglés directement par la Direction de la population et des migrations (DPM) et, enfin, de se placer sur un créneau, symboliquement valorisé aux yeux du public et des partenaires, de la prise en charge de victimes potentielles. De cinq CADA gérés en 1995, le parc passe à 28 en 2003, puis à 55 en 2007 pour 4 000 places environ
36.
La fantômisation résidentielle dans laquelle excellent les gestionnaires de foyers trouve ici un nouveau débouché. L’insuffisance du nombre de CADA justifie pour les pouvoirs publics l’ouverture en 2001, sous l’égide de la DPM, de formules plus précaires encore, appelées Accueil d’urgence de demandeurs d’asile (AUDA). La SONACOTRA-ADOMA en gère plus de 70 en 2003 (seulement 34 en 2007 pour 2 000 places). Ces centres sont essentiellement installés dans des foyers sous-occupés de province, notamment dans l’Est. De petits regroupements ethniques sont ainsi constitués avec des familles kurdes, roumaines et kosovares pour l’essentiel. Cette activité d’accueil de demandeurs d’asile est un axe traditionnel d’intervention de la SONACOTRA. En effet, tout au long de son histoire, elle a été sollicitée pour accueillir dans l’urgence des réfugiés et des déplacés. Cela a été le cas pour les rapatriés d’Algérie en 1962 et pour les familles dites « harkies » depuis lors. Près de la moitié des cités de harkis ont été construites et gérées par la SONACOTRA. L’entreprise a aussi pris en charge en matière de logement différents groupes de réfugiés, originaires du Sud-Est asiatique dans les années 1970-1980, puis d’ex-Yougoslavie dans les années 1990. La différence tient au fait qu’il s’agit dorénavant d’une mission centrale dans son activité de logeur, support d’une modification de la culture d’entreprise et d’une communication soutenue, ce qui n’a pas été le cas des cités de harkis.
En réalité, la SONACOTRA-ADOMA propose maintenant ces services aux autorités préfectorales pour accueillir différents profils de populations d’» exclus ». Des places sont en effet ouvertes pour les sans-abris durant les plans « grand froid ». Des villages modulaires accueillent des sinistrés à Toulouse en 2001, en Picardie en 2002 et en Camargue en 2003. Les aires d’accueil de gens du voyage sont en développement constant depuis le début des années 1990. Tous ces « nouveaux publics » sont l’occasion pour les sociétés spécialisées de tourner la page de l’immigré décolonisé alors qu’ont été développées de nouvelles structures d’hébergement aux visées strictement répressives d’expulsion et d’éloignement.
On peut ainsi constater un mouvement général en Europe, en Amérique du Nord et en Australie de transformation du rapport à l’étranger, marqué par une culture du contrôle, de la défiance qui se traduit par la généralisation et le durcissement des conditions d’accueil et de la détention des demandeurs d’asile
37. Ce mouvement voit une démultiplication des tactiques utilisées par les gouvernements, depuis la croissance des dispositifs, flexibles ou non, de restriction des mobilités des migrants aux différentes formes de logement contraint, pour bloquer l’entrée des immigrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile, de plus en plus dénoncés sans distinction comme des indésirables.
Le recul de la fonction de contrôle de l’immigration de travail par les gestionnaires de foyers ne signifie pas que cette activité a disparu. Depuis le début des années 1990, les services de l’Intérieur se sont dotés, plus systématiquement qu’auparavant, de leurs propres structures de rétention-refoulement, alors que les missions publiques d’organismes spécialisés comme SONACOTRA-ADOMA sont progressivement réorientées vers l’accueil provisoire de divers groupes labellisés comme « exclus ». Ainsi, le ministère de l’Intérieur a développé un parc immobilier de gestion des populations à expulser et éloigner du territoire
38. Les passerelles entre les deux segments, les centres de rétention d’une part et les foyers et centres d’accueil de demandeurs d’asile d’autre part, sont néanmoins nombreuses. Le changement de statut des usagers, de demandeurs devenant « déboutés », de résidents « légaux » à « sans papiers » par exemple, est fréquent. Les deux segments communiquent par ailleurs avec d’autres secteurs, comme les univers pénitentiaire et psychiatrique.
Les justifications de surveillance et d’intervention policière dans les foyers sont nombreuses depuis la fin des années 1980 et, selon les circonstances, les thématiques anti-clandestins, anti-criminalité ou anti-terrorisme se dissocient ou se combinent. Les centres de rétention restent néanmoins du seul ressort des autorités policières (bien que d’autres corps de métiers soient sollicités pour la construction et la gestion). Ils conservent en cela un statut régalien particulier, qui les rend inaccessibles, dans la mesure où les techniques d’arrestation, de placement et d’expulsion sont issues de pratiques clandestines, mais cette fois de la police. Ces pratiques « inaugurées
39 » pour la période actuelle avec le centre d’Arenc
40 ont été progressivement rendues officieuses puis officielles, jusqu’à n’être plus régies par le règlement, mais par la loi. Le personnel préfectoral est mobilisé dans les différentes structures chargées de ces questions, tant sociales et immobilières que répressives, à un niveau local comme international
41.
Depuis les années 1960, et les premières places aménagées dans un hangar sur le port de Marseille, les capacités de rétention n’ont cessé d’augmenter, en lien avec le développement d’un système européen lui-même articulé avec des centres et des techniques de confinement fonctionnant dans les pays limitrophes. De 786 places en 2002 à plus de 1 500 en 2006
42, les centres de rétention sont saturés, particulièrement en région parisienne, sous l’impact de cette nouvelle phase d’hystérie de l’internement, faite d’objectifs chiffrés d’expulsions toujours plus élevés, de placement en rétention de catégories toujours plus nombreuses, comme les familles et les enfants, et de l’augmentation sans fin de la durée de rétention. La mise en construction de nouvelles capacités et la création ad hoc et ad libitum de locaux de rétention administrative (plus de 100 sites en 2007), s’accompagnent de l’abaissement constant des normes dérogatoires d’hébergement, mais qui ne permet pas de répondre aux objectifs toujours plus élevés des pouvoirs publics en matière de quotas d’expulsion. Le ministère de l’Intérieur y trouve une nouvelle matière, qui semble pour l’heure inépuisable, à diversifier sa culture séculaire de l’internement et de la prise en charge ségrégative des migrants
43.
Ces différents éléments permettent de replacer l’immigré décolonisé dans le temps long de la mise à l’écart. Les politiques d’immigration et les rapports à l’altérité ont connu en France de profondes transformations depuis un siècle en raison notamment du développement de l’Etat social et du mouvement de décolonisation. Pourtant, l’étude des camps d’étrangers et des foyers de travailleurs migrants permet de mettre en évidence des éléments de continuité dans la perception et le traitement de certaines catégories d’étrangers minorisés. La première continuité se manifeste par le refus constant des pouvoirs publics, en raison de grilles de lecture explicitement puis implicitement racisées mais aussi sécuritaires, de voir certaines populations développer un rapport autonome au territoire métropolitain. A cela s’ajoute la persistance des modes de résidences ségrégatives dans les camps d’étrangers, les cités de transit et les foyers de travailleurs et la rémanence des dispositifs institutionnels spécifiques à l’immigré décolonisé, qu’ils soient policiers ou socioculturels et urbains. Cette étude sociohistorique du rapport médiatisant et médiatisé entre l’Etat, l’étranger et le territoire à partir de la question du logement permet de tirer des conclusions concernant deux temporalités, l’une séculaire, l’autre plus conjoncturelle.
On peut mettre en évidence un processus institutionnel et idéologique de longue durée. En effet, une institution est au centre du dispositif de contrôle et de mise à l’écart depuis ses premières applications : le ministère de l’Intérieur. Sans territoire à la fin du xixe siècle, l’autorité policière (Sûreté générale puis Police nationale) a trouvé dans l’internement de civils déplacés ou ennemis et dans la gestion des indigènes en métropole durant la Première Guerre mondiale, une occasion d’étendre sa connaissance et son contrôle du territoire national. D’abord en période de guerre puis en temps de paix, le ministère et ses techniciens de l’internement ont ainsi obtenu des crédits, des hommes et des opportunités d’intervention dans des secteurs d’activité inédits et ont ainsi pu développer et fusionner des savoir-faire de maintien de l’ordre et de contrôle de l’espace. C’est ainsi qu’a été développée et systématisée au centre de l’Etat, et sur la base d’une application administrative des pouvoirs régaliens extraordinaires, une politique progressivement rationalisée, spécialisée et structurée de mise à l’écart et d’éloignement de populations identifiées et dénoncées comme représentant une menace pour la société.
Il est aussi possible de tirer des enseignements sur une mutation plus conjoncturelle, qui débouche sur l’articulation de l’institutionnalisation de la rétention comme aboutissement d’un processus complexe d’identification, d’insécurisation et de traque d’une part, et d’autre part de la reconfiguration des institutions spécialisées de gestion de l’immigration et de l’intégration vers de nouveaux objectifs de prise en charge des nationaux et de sélection des étrangers.
1 Cet article a fait l’objet d’une présentation en décembre 2007 dans le séminaire de recherche de Jérôme Valluy en Master 2 Recherche « Etudes africaines » (Paris-1)Nous remercions les deux lecteurs anonymes de la revue Cultures & Conflits pour leurs remarques pertinentes et stimulantes.
2 Nous avons établi depuis 2000 un corpus de plus d’un millier de sites ayant servi à l’internement dans les départements métropolitains, en commençant par répertorier les références de camps dans les sources d’archivesVoir notamment Génériques, Les Etrangers en France, guide des sources d’archives publiques et privées, xixe–xxe siècles, Paris, Direction des archives de France, 3 tomes, 1999Nous avons progressivement enrichi cet ensemble avec des archives du ministère de l’Intérieur et des archives départementales des Bouches-du-RhôneAprès avoir étudié les camps méconnus de l’Epuration (1944-1945) et ceux de la guerre d’Algérie (1957-1962), notre démarche généalogique nous a amené à aborder les camps de travail et les dépôts de troupes coloniales, particulièrement les camps de travailleurs indochinois, les camps de réfugiés ou de transit pour les Arméniens et pour les Français d’Indochine et, enfin, des centres de migrants de la période actuelleLes camps, que nous avons étudiés d’un point de vue monographique, croisant enquête sur archives et enquête de terrain, sont situés pour beaucoup d’entre eux dans le Sud de la France, ce qui a donné une unité spatiale relative à notre démarcheCette recherche a fait l’objet de notre thèse d’habilitation en sociologie : Bernardot M., « Sociologie du camp d’internementLangages, espaces et pouvoirs de la mise à l’écart », ELazega (dir.), t1, 137 p., université Lille-I, 2006Les données concernant les foyers de travailleurs sont issues de nos recherches entamées au début des années 1990 et qui nous ont conduit à réaliser des enquêtes dans plus de 200 foyers ces quinze dernières annéesSur ce point, voir notre thèse de doctorat en sociologie : Bernardot M., « Une politique de logement : la SONACOTRA (1956-1992) », A.-MGuillemard (dir.), t1, 496 p., université Paris-I, 1997 et d’autres publications référencées pour certaines dans cet article.
3 Les normes de l’Etat providence ne s’appliquent à l’immigré décolonisé que sous la forme de sous-normes et de sous-statuts, difficilement ou arbitrairement octroyés et aisément remis en cause.
4 Sur cette notion, voir l’article : Bernardot M., « Loger et déplacer les indésirablesSociologie du logement contraint », in Levy-Vroelant C(dir.), Logement précaire en EuropeAux marges du palais, Paris, L’Harmattan, 2007, pp286-303.
5 La distinction entre le normal et l’exceptionnel n’est pas pertinente dans ces conditionsLa prise en charge dans le logement contraint fonctionne à bas bruit à la fois parce que les mouvements de populations persistent, mais aussi parce que certains contingents continuent à être perçus comme menaçants.
6 Pour les plus récents voir Blanc-Chaléard M.-C., « Les immigrés et le logement en France depuis le xixe siècleUne histoire paradoxale », Hommes et migrations, n°1264, 2006, pp20-35 ; Levy-Vroelant C., « Le logement des migrants en France du milieu du xixe siècle à nos jours », Historiens et géographes, n°385, 2004, pp147-165.
7 Sur les questions de la place de l’internement dans la structuration de la police et de la « projection coloniale », nous renvoyons à : Legendre P., Trésor historique de l’Etat en FranceL’administration classique, Paris, Fayard, 1992 ; et plus largement à : Bernardot M., Camps d’étrangers, Bellecombe-en-Bauges, Editions Le Croquant, 2008.
8 Nous développons ce point dans Bernardot M., « Les mutations de la figure du camp », in Lecour Grandmaison O., L’Huillier G., Valluy J(dirs.), Le Retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, Paris, Editions Autrement, 2007, pp42-55.
9 Il heurte plus facilement les sensibilités, en particulier dans le contexte de croissance et de Welfare State en raison de son association avec les camps de la Seconde Guerre mondiale.
10 Tente de forme conique utilisée fréquemment par l’armée française dans les territoires africains.
11 Bernardot M., « Sociologie du camp d’internementLangages, espaces et pouvoirs de la mise à l’écart », opcit.
12 Sur les camps de la Première Guerre mondiale, voir Farcy J.C., Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, Paris, Anthropos / Economica, 1995 ; Mauran H., « Les camps d’internement et la surveillance des étrangers en France durant la Première Guerre mondiale (1914-1920) », thèse d’histoire, université Montpellier-III, 2003Pour une vue d’ensemble voir : Stibbe M., “The internment of civilians by belligerent states during the First World War’’, Journal of Contemporary History, n°41, 2006, pp5-19.
13 Pour les ressortissants allemands et les otages alsaciens en 1914, pour les combattants et réfugiés espagnols après la défaite républicaine en Espagne en 1939, pour les ennemis de l’Etat durant la Collaboration, pour la répression administrative en 1944 et durant la guerre d’Algérie, et pour le traitement de l’immigration dite illégale à partir des années 1960…
14 MacMaster N., “Torture: from Algiers to Abu Graib”, Race & Class, vol.46, n°22004, pp1-21.
15 Sur ces points, nous renvoyons à nos articles : Bernardot M., « Etre interné à Larzac : les Algériens dans les centres d’assignation à résidence surveillée, 1958-1962 », Politix, vol.24, n°69, 2005, pp39-61 ; ibid., « Au cœur de Saint-Mître : sociologie d’un centre de séjour surveillé, 1944-1945 », Déviance et société, vol.29, n°1, 2005, pp13-31.
16 Voir les travaux de Fischer N., « Les expulsés inexpulsablesRecompositions de la surveillance des étrangers dans la France des années 1930 », Cultures & Conflits, n°53, 2004, pp25-41 ; Fischer N., « Clandestins au secretContrôle et circulation de l’information dans les centres de rétention administrative français », Cultures & Conflits, n°57, 2005, pp91-118
17 On peut évoquer les réfugiés belges en 1914, assyro-chaaldéens, russes et arméniens en 1920, juifs allemands et autrichiens en 1933, espagnols en 1939, hongrois en 1957, rapatriés juifs du Maroc ou français d’Algérie en 1962, chiliens en 1973, cambodgiens en 1975, et les demandeurs d’asile de « l’Est » et du « Sud » depuis les années 1980.
18 Pourtant, la plupart du temps, les pouvoirs publics ne sont pas pris au dépourvuDes lieux disponibles pour ce type de situation sont recherchés et listés par les préfectures et des plans d’action prévus en cas de conflit mais aussi en cas d’afflux de populations ou de situations de quarantaineDes textes réglementaires encadrent les procédures d’urgence dès le début du xxe siècle puis sont regroupés et coordonnés avec la loi du 11 juillet 1938 relative à l’« Organisation générale de la nation pour le temps de guerre » permettant notamment aux préfets des réquisitions.
19 La littérature anglo-saxonne est très fournie sur cette questionPour une vue technique d’ensemble, voir Burton Jeffery F(ed.), Confinement and Ethnicity: An Overview of World War II Japanese American Relocation Sites, National Park Service, University of Washington Press, Washington, 1999.
20 Arendt H., Les Origines du totalitarisme, l’impérialisme, Paris, Seuil, 1997, p243.
21 Ibid.
22 Saïd E., L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 2005, p88.
23 Les camps de transit installés à Marseille, espaces intermédiaires vers la Palestine puis Israël des juifs d’Europe centrale et d’Afrique du Nord entre 1945 et 1957 ou les camps de rapatriement outre-mer des Algériens – sujets français – depuis les Bouches-du-Rhône en 1945 sont des anticipations spatiales, depuis le sol français, de la destination visée.
24 Sayad A., « L’immigration en France : une pauvreté exotique », in Kadri A., Prévost G(dirs.), Mémoires algériennes, Paris, Editions Syllepse, 2004, pp121-151.
25 Collectif, « Politiques des espaces urbains », Actes de la recherche en sciences sociales, n°159, 2005.
26 Voir par exemple House J., « Contrôle, encadrement, surveillance et répression des migrations coloniales : une décolonisation difficile (1956-1970) », Bulletin de l’IHTP, n°80, 2004, pp144-156 ; Rosenberg C., « Une police de “simple observation” ? Le service actif des étrangers à Paris dans l’entre-deux-guerres », Genèses, n°54, 2004, pp53-75.
27 Voir notre article : Bernardot M., « Chronique d’une institution : La SONACOTRA, 1956-1976 », Sociétés contemporaines, n°33-34, 1999, pp39-58.
28 Lyons A.H., « Des bidonvilles aux HLM : Le logement des familles algériennes en France avant l’indépendance de l’Algérie », Hommes et Migrations, n°1264, 2006, pp35-49.
29 Sur cette notion, voir : Bernardot M., « Le vieux, le fou et l’Autre : qui habite encore dans les foyers ? », Revue européenne des migrations, n°17, 2001, pp151-164, disponible sur :
http://remi.revues.org/document1774.html
30 Voir supra.
31Ces cités, construites selon la technique à ossature métallique dite « Pailleron », se sont dégradées rapidement et ont connu plusieurs sinistresLes incendies de la cité « Leroy-des-Barres » à Saint-Denis en 1979 et de la cité « Côtes d’Auty » à Colombes en 1983 font plusieurs victimes et le programme de résorption est relancé par des directives des ministres RQuilliot et GDufoixIl est achevé en 1986On peut rapprocher ce processus liant construction dérogatoire et résorption prioritaire de l’actuelle politique de destruction menée dans le cadre de la loi Solidarité et rénovation urbaine (SRU).
32 La SONACOTRA et les foyers sont la cible de plusieurs vagues d’attentatsLe siège de l’entreprise est attaqué par Action directe en 1983 et les foyers sont l’objet de plusieurs plasticages racistes dans les années 1986-1990, puis à nouveau depuis le début des années 2000.
33 Le Front national intègre les foyers dans son programme dès 1986, en considérant que ceux-ci doivent être destinés à des « chômeurs français ».
34 Après cinquante ans de construction et de rénovation quasi permanente, de plans successifs de financements publics visant à leur réhabilitation, on compte toujours plus de 40 % des 127 000 « lits » du parc des foyers qui sont soit de 4,5 m2 soit en dortoirs et qui bénéficient encore de l’allocation « temporaire » au logement (instaurée depuis 1978 et versée directement aux gestionnaires).
35 C’est le cas à Paris où l’entreprise, pourtant longtemps tenue à l’écart pour des raisons politiques, devient au début des années 2000 le premier gestionnaire de foyers de travailleurs migrantsSur ce point, se reporter à : Bernardot M., « Voyage dans la chambre noireLes foyers de travailleurs migrants à Paris », Asylon(s), n°2, 2007, disponible sur :
http://terra.rezo.net/article653.html
36 http://www.adoma.fr/spip.php?rubrique4, consulté le 3 janvier 2008
37 Sur ces points, se reporter à Guild E., “A typology of different types of centres in Europe”, Briefing paper of Centre for European Policy Studies, IP/C/LIBE/FWC/ 2005-22(2005) ; Valluy J., « La nouvelle Europe politique des camps : genèse d’une source élitaire de phobie et de répression des étrangers », Cultures & Conflits, n°57, 2005, pp13-69 ; Welch M., Schuster L., “Detention of asylum seekers in the U.S., UK, France, Germany and ItalyA critical view of the globalizing culture of control”, Criminal Justice, vol.5, n°4, 2005, pp331-355.
38 On n’aborde pas ici le développement simultané et connecté des techniques de centres fermés testées puis potentiellement généralisées visant les jeunes délinquants, les détenus psychiatriques et les ex-condamnés pédophilesL’internement assure ici sa vocation de « correction » administrative des décisions de justice d’enfermement, par anticipation, substitution ou prolongement afin de mettre « hors d’état de nuire des éléments potentiellement dangereux ».
39 Les origines policières et coloniales de ces pratiques répressives ont été démontrées dans différents travauxVoir Bernardot M., « Des camps en France, 1944-1963 », Plein droit, n°58, 2003, pp9-13, disponible sur http://www.gisti.org/doc/plein-droit/58/france.html ; Lecour Grandmaison O., Coloniser, exterminerSur la guerre et l’Etat colonial, Paris, Fayard, 2005.
40 Panzani A., Une prison clandestine de la police française, Arenc, Paris, Maspero, 1975.
41 Par exemple, la société de conseil et de service du ministère de l’Intérieur français Civipol : « Créée en 2001, elle propose à l’étranger des prestations de service dans les domaines d’expertise du ministère de l’Intérieur, en particulier dans la sécurité intérieure et la protection civile », voir http://www.civipol.net/
42 http://www.cimade.org/assets/0000/0073/ ... n_2006.pdf, consulté le 30 décembre 2007.
43 Les conséquences de l’enrôlement dans la chasse aux étrangers de plusieurs catégories professionnelles (personnels de justice, du travail social, de la santé, de l’éducation, du travail et de l’emploi, etc.) en termes de banalisation des pratiques d’infériorisation et d’avilissement des étrangers n’ont pas encore été suffisamment prises en considération ni étudiées dans leurs effets sur les transformations de ces métiers.