[align=center]Le complot matrimonial des oncles échoue. Mais Anna affronte d'autres désarrois[/align]
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Ma vie entrait dans une période d'incertitude que je n'avais jamais connue [/align]
Comment une jeune fille de 18 ans à peine pouvait-elle se permettre de juger le personnage le plus puissant du pays, me demanderez-vous. C'est vrai que j'étais novice
en matière d'appréciation des hommes. Mais, sans me vanter, j'avais reçu une excellente éducation et c'était à la lumière des principes que m'avaient inculqués mon père et Bassira que je promenais mon regard sur les gens. Notre hôte de ce soir là était de toute évidence un homme doux et même très attentionné. Ce qui m'avait le plus frappé en lui, c'était sa simplicité avec les gens humbles. L'épisode de son passage dans la cuisine m'avait tellement impressionné que même aujourd'hui encore j'en garde un souvenir vivace. Je me rendis, tout d'un coup, compte que je nourrissais pour lui les mêmes sentiments que j'éprouvais pour mon père Kader qu'il désigna d'ailleurs à plusieurs reprises comme son "jeune frère".
J'avoue que l'affection qui transparaissait dans sa voix lorsqu'il évoquait mon père m'était allée droit au coeur. Le voile qui embrumait mon esprit et qui m'empêchait de prendre une décision se dissipa peu à peu. Je savais désormais ce que je voulais. J'avais envie que le grand homme me protège et qu'éventuellement il prenne soin de moi. Mais je désirais pas du tout qu'il m'aime d'amour au point de faire de moi sa femme. J'avais exactement en tête maintenant ce que je dirai à Ario, afin qu'il soit un messager courtois, mais ferme. Si notre invité avait été mon oncle à la place de Baba, mon bonheur aurait été complet, parce que tout l'élan filial que je ne pouvais pas donner au grand frère de mon père, je le ressentais pour lui.
J'étais plongée si profondément dans mes pensées que ma tante dut littéralement m'apostropher pour m'envoyer chercher des épices à la cuisine. Je me levai en toute hâte et constatai que mes jambes ne me trahissaient plus depuis que j'avais réussi à mettre de l'ordre dans mes pensées. Mon vieil ami me donna ce que j'étais venue prendre et m'enjoignis de ne pas avoir peur. Je lui répondis que mes craintes avaient disparu et que je lui dirai plus tard clairement ce que je voulais. Il eut un petit sourire d'encouragement.
Mon soulagement d'avoir pris une décision et de l'assumer quoiqu'il arrive m'avait fait retrouver ma confiance en moi. Je pus enfin soutenir une conversation correcte avec notre invité. Qui voulut savoir ce que je voulais faire plus tard. Devant la légère hésitation que j'ai eu à ce moment précis il me conseilla d'aller vers des branches scientifiques. Il argumenta cette préférence qui, à ses yeux, avaient le double avantage de donner accès à des professions d'avenir et de garantir un statut social plus glorieux à une intellectuelle. Sa réflexion me laissa perplexe, car ce qui avait sa préférence nécessitait de longues études. Or en ces temps là, une femme qui se mariait interrompait quasi automatiquement son cursus académique. Comment, me demandai-je, notre invité pouvait-il tout en même temps vouloir m'épouser et me conseiller d'entamer de longues études ?
Echec aux farfelus - Le paradoxe me troubla un bon moment. Puis je me sentis encore plus confortée dans le choix que j'avais fait. Je me suis aussi dit que j'avais raison sur la nature profonde de notre visiteur. Il ne se comportait pas tout à fait comme les politiciens professionnels qu'étaient devenus mes oncles. Ceux-ci mettaient au-dessus de tout l'intérêt de leur carrière. C'était à eux que je devais de ne plus revoir Alou. Ils avaient écarté de moi le jeune homme qui m'aimait toujours, mais qui n'avait maintenant que ses lettres pour exprimer sa flamme et ses regrets. La surveillance serrée dont mon amoureux était l'objet m'avait complètement bouleversé. Je me suis demandé si le "Grand homme" était au courant de toutes les manœuvres déployées par ses hôtes pour lui déblayer le terrain vers moi. Certainement pas. Mes oncles avaient un autre défaut. Comme tous les parvenus, ils regardaient de haut ceux qui, à leurs yeux, n'avaient pas "réussi". Ce n'était pas eux que l'on verrait assis dans une cuisine, en train de causer avec un vieux domestique.
Le repas tirait vers la fin et notre invité prit congé, mais avant de s'en aller, il fit promettre à ma tante de me laisser aller lui rendre visite. Ils convinrent de la date et de l'heure. Sata, qui ne ratait pas une occasion de se mettre en avant, promit de m'y conduire elle-même. L'hôte de marque prit la peine d'aller féliciter Ario pour la qualité de sa cuisine avant de recommander à ma tante d'amener aussi le vieux cuisinier. Il fit semblant de ne pas remarquer la grimace acide de son interlocutrice et m'embrassa en dernier lieu en me disant "Du courage ma fille" avant de s'engouffrer dans son ID break.
Je retrouvais Ario à la cuisine pour la vaisselle et nous pûmes discuter en toute tranquillité de mon problème. Le Vieux était heureux que je puisse désormais voir clair dans mes sentiments. Il m'assura que nous pourrions faire échec aux entreprises de mes oncles. Cette idée le faisait sourire d'avance, car il ne nourrissait aucune estime pour ses patrons. Quant à moi, de m'apercevoir que mon bonheur importait tant à mon vieil ami me fit monter des larmes aux yeux.
Je parvins à les dissimuler en allant placer de la vaisselle sale dans l'évier. J'en profitai pour faire couler un peu d'eau du robinet et me laver la figure avec. Ario m'a tendu une serviette propre tout en m'expliquant que mon oncle et d'autres mettaient à profit l'absence d'héritier mâle du grand homme pour chercher frénétiquement à placer une jeune épouse à son côté. "Ton Fakoroba, insista Ario, est le plus attaché à réussir dans cette entreprise. Mais il y a aussi Nango, Tassara, Kamba et Dioman. Voilà ceux que je connais, mais d'autres sont sûrement en chasse. Ton oncle, lui, est allé voir un devin. Il en a fait venir un autre qui a séjourné un bon bout de temps ici. Mais sois certaine que rien n'est acquis à ces ambitieux. Mon "grand ami" te perçoit d'abord comme sa fille. Il ne peut en être autrement et ton oncle le sait. C'est poussé par son épouse qu'il t'a placée sur les rangs. De toutes les façons, comme le "Numéro un" a demandé que tu sois invitée chez lui, je crois qu'il se déterminera ce jour là".
Mon vieil ami se tut un instant et constatant mon air angoissé, il se voulut rassurant. "Ne t'inquiètes pas, me conseilla-t-il, il est beaucoup trop intelligent pour se laisser prendre à certaines manœuvres et il va décevoir tous ces farfelus qui s'acharnent à lui trouver une jeune épouse. Il devine que toi, tu tiens à tes études malgré le fait que tu aies déjà perdu deux mois cloîtrée dans cette maison. Alors, remets-toi à tes cahiers. Si tu veux mon avis, ne pense même plus au mariage maintenant. Je sais que ce serait difficile pour toi de retrouver ta sérénité avec tout ce que ton oncle et son épouse t'ont mis dans la tête.
"Tout va de travers" - Mais tranquillise-toi et fais-moi confiance. Je t'aiderai de mon mieux et la vie reprendra pour toi, Inch Allah. Cependant si l'Autre montre à tes parents que leur projet ne peut aboutir, ils vont très certainement te renvoyer à ton père, puisque tu ne leur seras plus d'aucune utilité. Prépare-toi à cette éventualité aussi. Il n'y a rien de spontané dans leur comportement, tout est basé sur des calculs. La politique les a un peu déshumanisés. Mais la grande fautive, c'est ta tante. Sinon Baba est sans doute renfermé, mais il n'est pas méchant. Malheureusement un homme, qui n'écoute qu'une seule voix et toujours dans le secret de sa chambre, ne peut que se dépersonnaliser. C'est, je crois, le reproche essentiel que ton propre père fait à son grand frère".
Le discours simple et précis de Ario me rendit une bonne partie de ma confiance en l'avenir. La prédiction du vieux cuisinier se réalisa point pour point. Lors du rendez-vous au domicile du Grand homme, celui-ci nous reçut avec beaucoup d'affabilité. Il nous présenta sa famille et l'on me fit visiter son immense résidence pendant qu'il s'entretenait longuement avec ma tante en présence de sa femme, Moussokoro. Dans la voiture au retour, Ario et moi constatâmes l'humeur massacrante de Sata.
Visiblement, la conversation n'avait pas pris la tournure qu'elle espérait. "Tout va de travers dans ce pays", lança-t-elle brusquement et d'une voix tellement dépitée que je faillis pouffer de rire. Ma tante ne s'aperçut pas de mes efforts pour me retenir. Elle était plongée dans ses pensées et celles-ci étaient sombres. "Quelle hypocrite que cette Moussokoro, grogna-t-elle quelques instants plus tard, elle se prétend mon amie, mais elle ne m'a pas du tout épaulée auprès de son époux. Pourtant ce sont ses intérêts que je défends d'une certaine manière".
Sata conclut sa sortie par une insulte vulgaire à l'adresse de Moussokoro. J'étais perplexe devant sa colère. Certes, mon expérience de la vie était encore mince, mais j'étais convaincue d'une chose : aucune femme n'aiderait quelqu'un à mettre une rivale plus jeune et plus belle auprès de son époux. Inutile cependant de partager cette conviction avec ma tante. Cette dernière conclut son monologue irrité en jurant que son enfant était "la meilleure candidate" et que seule une conspiration insidieusement montée avait détruit ses chances. A peine arrivés à la maison, Ario et moi, nous nous isolâmes dans la cuisine avant d'éclater de rire.
La perspicacité du vieil homme était extraordinaire. Je me louais de l'avoir comme ami et conseiller, mais très vite je me renfrognais à l'idée d'être séparée de lui. Car, comme il me l'avait annoncé, le couple n'avait plus aucune raison de me garder, maintenant que je ne lui apporterai pas ce qu'il espérait. Je restais encore un bon mois chez Baba, avant que ma tante ne prenne prétexte d'une broutille pour me ramener chez mon père. Comme pour se dédouaner, elle me confia faussement chaleureuse que je pourrai revenir pendant les week-end, car elle allait s'ennuyer sans moi. Je pris mon courage à deux mains pour lui demander ce qui allait advenir de mes études que, par la force de leurs manœuvres, j'avais négligées.
Sata se débarrassa de la question en me disant mon oncle verrait cela avec son grand ami et qu'ils arrêteraient une décision à ce sujet. Les examens étaient proches, puisque nous étions en fin avril, mais quelque part je sentais que mon échec à la seconde partie du baccalauréat se profilait inévitablement. Voilà un coup d'arrêt à ma scolarité plutôt brillante jusque là. C'était la première cruauté que la vie me réservait. Le premier revers sérieux que j'essuyais. Et cela par la faute de cette femme qui n'avait en elle aucun humanisme. Pour elle, seuls comptaient ses intérêts. Sata ne voyait dans les autres que des personnes à dominer pour les mettre à son service ; ou des instruments à utiliser sans vergogne pour parvenir à ses fins. Sans le savoir, je venais de quitter les rivages de l'insouciance heureuse. Je n'avais pas encore dix-neuf ans, mais déjà sonnait pour moi l'heure des épreuves. Je croyais qu'en évitant un mariage arrangé, j'avais retrouvé la maîtrise de mon destin. Mais je me trompais lourdement et les événements allaient très vite me replonger dans le doute. Et la souffrance.
Le coup de foudre - Mon retour à la maison fut accueilli avec un réel soulagement. Mais mon père, Bassira et mes frères tombèrent des nues quand je leur racontais le destin auquel on m'avait vouée. Ils furent notamment abasourdis en apprenant l'identité du haut personnage qu'on voulait me faire épouser. Mon père entra dans une rage froide et s'en prit violemment à ma tante Sata, en qui il voyait l'instigatrice de toute l'opération. Cette femme, dit-il, fera le malheur de son grand frère. "Heureusement, soupira-t-il, que "Koro" (c'était ainsi qu'il appelait le Grand homme) est la raison personnifiée. Mais cela n'empêche qu'on est entrain de pourrir l'atmosphère autour de lui depuis longtemps.
Maintenant "ils" s'introduisent dans son foyer pour le détruire. Car si un homme a déjà deux femmes, lui en chercher frénétiquement une troisième, soit disant pour qu'il ait un héritier, aboutira surtout à perturber sa vie familiale. Chaque épouse prêtera l'oreille à son cercle de laudateurs et constituera son propre pôle d'influence pour se défendre contre ses rivales. La lutte entre ces cercles deviendra sans concession.
Heureusement que ma belle-sœur Moussokoro est là pour veiller au grain. Il n'y a qu'elle qui pouvait remettre cette damnée Sata à sa vraie place".
Mon père semblait profondément remué par ce que je lui avais appris et quand je lui rapportais les bribes de discussions politiques que j'avais saisies, il se monta encore plus soucieux. Il pressentait, dit-il, une chasse aux sorcières qui n'allait pas tarder à commencer et dans laquelle le pays risquait de laisser l'essentiel de ses forces. Mais c'était encore pour mon avenir scolaire qu'il se faisait le plus de bile. Mes examens survenaient dans moins de cinq semaines et j'étais loin d'être prête. Dans ce "transfert" inutile chez mon oncle Baba, j'avais perdu d'une manière ou d'une autre plus de deux mois et demi de cours. Avec une telle brèche dans mon année scolaire, même un miracle était inimaginable. Ce sentiment de catastrophe inévitable contrebalançait la joie que j'éprouvais d'être de retour dans ma famille.
Quand je fus seule, je ne pus plus retenir mes larmes. Pour moi, l'année scolaire était irrémédiablement gâchée et ma vie entrait dans une période d'incertitude que je n'avais jamais connue. Mes amies, venues me rendre visite, me trouvèrent en train de pleurer sur mon sort. Je répondis de manière évasive à leurs questions et elles eurent toutes le tact de ne pas insister. Je ne fus pas reçue à mes examens, mais je réussis l'exploit d'aller à l'oral où il ne me manqua pas beaucoup de points pour passer. Je connus d'ailleurs une fausse joie lors de la proclamation des résultats. Le recteur de l'enseignement, qui se chargea de donner l'information, lut le nom des quinze recalées de notre établissement. Puis avant de tourner les talons, il ajouta négligemment que toutes celles qui n'avaient pas été citées étaient déclarées admises.
Une de mes copines à l'énoncé de son nom avait déjà couru chez elle dans un quartier proche du lycée pour répandre la bonne nouvelle. En apprenant la vérité, elle piqua une crise de nerfs et dut garder pendant deux semaines le lit. J'avais de mon côté pris mon échec avec philosophie et je fus l'une des plus régulières au chevet de la malheureuse. Ce fut d'ailleurs chez elle un jour que je fis la connaissance d'un jeune homme qui allait bouleverser ma vie amoureuse. Il s'appelait Baïdy et avec lui ce fut le coup de foudre. Baïdy et moi tombâmes amoureux fou l'un de l'autre. Son père, qui était un richissime homme d'affaires de la première Région, s'était exilé, deux ans auparavant, à cause des choix économiques du régime de l'époque. Baïdy était le seul à ne pas avoir suivi la famille, préférant continuer ses études d'ingénieur à l'École nationale des travaux publics. Il avait un oncle, un dénommé Soumaïla, commis à la retraite et qui lui servait de logeur.
Je ne tardais pas à l'inviter pour le présenter à Bassira qui était très réticente devant l'idylle que j'avais amorcée. Baïdy était certes, comme on le dit, un jeune homme de bonne famille. Mais pour ma tante il présentait le double handicap de n'avoir pas terminé ses études et d'être bien trop jeune (il n'avait que vingt-trois ans). En outre, il était décidé à rejoindre son père au Sénégal à la fin de ses études. Pour Bassira donc, notre idylle n'avait aucun avenir. Elle m'assèna sans ménagement cette vérité. Son ton catégorique me fit peur et pour me rassurer un peu je décidai d'aller consulter mon vieil ami Ario.
Mais je trouvais ce dernier gravement malade et devant ses souffrances, l'objet de ma visite me parut secondaire. Pour tout compliquer, Alou, mon ancien soupirant, sentant que les barrières politiques étaient tombées, avait substitué à nos échanges épistolaires une reprise timide de ses visites à la maison. Lui avait la faveur de mon père dont il était devenu le compagnon de causerie attitré. Tous deux avaient de longs échanges sur la situation économique du pays qui n'était guère reluisante à l'époque. Alou était un chaud partisan du retour à la zone franc CFA. Je savais qu'il faisait partie de la délégation nationale chargée en coulisses de prendre langue avec l'ancienne puissance coloniale en vue de garantir notre monnaie nationale. Bassira aussi aimait bien le jeune économiste bien et ne perdait pas une occasion pour défendre sa cause auprès de moi. Elle le faisait de manière douce, mais insistante .
Un ressort s'était cassé - Moi, je n'avais à l'esprit que l'état de santé de Ario. Je me suis régulièrement portée à son chevet durant tout le mois de septembre de cette année 1966. Mon vieil ami décéda par un curieux hasard le 22. On fit à ce humble domestique des funérailles dignes de l'homme de cœur qu'il était. J'étais inconsolable et le Grand homme viendra un soir à la maison de Baba pour essayer de me réconforter. Il apprit à cette occasion mon échec aux examens du second bac et n'eut pas besoin de longues explications pour en comprendre les causes. En me quittant, il m'assura qu'il ne pouvait sans doute pas me donner l'affection qu'Ario me prodiguait, mais qu'il s'efforcerait de m'aider.
La sollicitude du Grand homme ne passa pas inaperçue de ma tante Sata qui insista pour je reste un peu plus longtemps chez elle. Elle n'avait pas renoncé à ses projets, mais je lui enlevais ses dernières illusions en ramassant sans attendre mes affaires et en abandonnant la maison avec la ferme intention de ne plus jamais y remettre les pieds. A mon retour au domicile paternel, les visites de Baïdy et Alou se multiplièrent, mais le premier avait l'avantage de pouvoir venir le jour. J'avais perdu beaucoup de poids et je mis plus d'un mois à me remettre de la mort d'Ario. La rentrée arriva pour moi presqu'à l'improviste et je désorientai mon père en lui apprennant que je ne voulais plus retourner au lycée. La raison en était simple : je n'avais plus le courage des études. Un ressort s'était cassé dans mon esprit et dans la nouvelle direction que je voulais donner à ma vie, il n'était pas question de me rasseoir sur un banc. Mais que faire à la place, je n'en avais aucune idée. Je suis donc restée à la maison que j'aidais Bassira à tenir.
Une après-midi de novembre, une voiture officielle vint me chercher et m'amena dans un ministère. Je me retrouvais devant un ministre prestigieux dont je tairai le nom. Il m'accueillit à l'entrée de son bureau, me fit asseoir dans un beau fauteuil de cuir et me posa une foule de questions. Je pense m'être bien tirée d'affaire et le personnage me raccompagna avec un sourire aux lèvres jusque dans la cour de son département sous le regard interrogateur de ses subalternes. Ce fut son chauffeur qui me ramena. Il était convenu qu'au début du mois de janvier suivant, j'allais commencer à travailler dans son secrétariat particulier. La décision était déjà signée.
J'en parlais à mon père, à Bassira et à Alou. Ce dernier avait un jugement ambivalent sur mon futur employeur. Il voyait en lui un homme compétent dans sa branche, mais pas "très sérieux" par certains côtés. Une belle fille ne le laissait jamais indifférent. Ce détail me fit tiquer, mais mes trois interlocuteurs convinrent que puisque j'étais désormais connue comme "la fille du Grand camarade", mon patron se garderait bien de franchir certaines bornes. Poussée par un obscur instinct, je n'avais rien dit à Baïdy de la future évolution de ma situation. Je me proposais de le faire après avoir pris mon emploi. Alou, qui avait l'habitude du travail dans les cabinets, me conseilla de me mettre dès maintenant la dactylographie. Pour cela, il m'amena une machine à la maison et me confia à l'un de ses cousins, auprès de qui j'allais me révéler une élève douée et qui m'apprit à me débrouiller plus qu'honorablement au bout de trois semaines.
Au réveillon de Noël, Alou m'amena danser. Je réservais la Saint Sylvestre à Baïdy. Cette nuit-là par un heureux ou malheureux concours de circonstances, je devins son amante. Avec le recul je ne regrette rien. Ma vie entama ce soir là un nouveau tournant. J'ai donc commencé à travailler, mais dans ma vie familiale j'étais assez perturbée.
Mon regard fuyait celui de mon père et de Bassira, à qui je n'avais rien osé dire. Mon père me fit cadeau un mois plus tard d'un vélo solex neuf. Je savais à quels sacrifices financiers il s'était soumis pour me faire un tel présent et touchée jusqu'au fond du cœur, j'ai éclaté en sanglots. Je ne supportais plus mon manque de franchise à son égard et n'osant pas affronter son jugement, je revèlai tout à Bassira. Elle m'imposa de n'en souffler mot à personne, mais discrètement elle mit la pression sur Baïdy pour que ce dernier se détermine. Elle lui dit qu'elle n'accepterait aucun faux-fuyant de sa part après ce qui s'était passé entre lui et moi. Acculé par ma belle-mère, l'étudiant jura qu'il demanderait ma main à la fin des vacances avant d'aller au Sénégal.
Cette promesse ne satisfaisait pas Bassira. Car elle supposait six longs mois d'attente, alors que ma belle-mère désirait une réponse immédiate. Néanmoins elle dut se contenter de cet engagement et fit jurer à mon amant de ne plus chercher à me revoir avant d'avoir régularisé nos relations. L'arrangement se fit en dehors de moi et je ne l'appris que beaucoup plus tard. Je ne me suis donc douté de rien sur le coup. Mon nouveau travail m'absorbait et un soir, je me rendis compte que Baïdy non seulement ne me manquait pas trop, mais en outre qu'il comptait de moins en moins pour moi. Peut-être que la maladie et la mort de Ario m'avaient initiée à la relativité des choses et que ma passion de lycéenne me paraissait moins irrésistible que naguère. Peut-être aussi que Bassira avait perçu bien avant moi que ce que je prennais pour un grand amour n'était en fait qu'une amourette d'adolescente.
(à suivre)
TIEMOGOBA
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