Quand Anna apprend à quoi la destinent ses oncles, sa confusion est complète.
A peine ma tante avait-elle disparu que de nouveau le portail s'ouvrait. J'identifiai la voiture qui arrivait comme celle de mon oncle Boua. Je partis à sa rencontre.
Il m'embrassa chaleureusement et en riant aux éclats. A lui en tous les cas les hautes fonctions n'étaient pas montées à la tête. Il restait l'homme exubérant et direct qu'il avait toujours
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Je m'accrochai à mon père et lui murmurai: "Baïni , je revendrai" [/align]
Quand Anna apprend à quoi la destinent ses oncles, sa confusion est complète.
A peine ma tante avait-elle disparu que de nouveau le portail s'ouvrait. J'identifiai la voiture qui arrivait comme celle de mon oncle Boua. Je partis à sa rencontre.
Il m'embrassa chaleureusement et en riant aux éclats. A lui en tous les cas les hautes fonctions n'étaient pas montées à la tête. Il restait l'homme exubérant et direct qu'il avait toujours été. Son seul défaut était d'être trop inféodé à son grand frère Baba, lequel ne se privait jamais de décider à sa place. Boua me prit par la main et me fit un compliment sur ma beauté.
Il le fit d'une manière qui me laissa perplexe. Se penchant à mon oreille, il murmura "Franchement, il n'y a que le plus grand de nous tous qui te mérite". Je ne pus déchiffrer sa formule, mais comme je sentais qu'il avait voulu me faire plaisir, je lui souris pour donner le change. Nous arrivâmes au salon et Boua à son habitude héla bruyamment sa belle-sœur. Celle-ci déboucha aussitôt et s'excusa en disant qu'elle était occupée à chercher quelque chose que son mari avait perdu. Boua saisit la balle au bond pour lui envoyer un commentaire plein de sous-entendus.
Ils interrompirent leur petit jeu à l'entrée de Baba. Moi, sentant qu'ils avaient besoin de parler hors de ma présence, je m'éclipsai dans la cuisine avec le vieux boy-cuisinier en attendant que ma tante ne donne le signal de passer à table. Comme cela tardait à arriver, je compris qu'ils évoquaient certainement mon cas. Je ne m'étais pas trompé de beaucoup et mon vieil ami me le confirma. Il avait attrapé des bribes de conversation en leur apportant des boissons sur un plateau. Venant après quelques remarques sur des camarades de l'appareil, le constat de ma virginité avait balayé le débat politique qui menaçait de s'installer. D'après le boy-cuisinier, ce fut à ce moment que le nom d'un certain Alou tomba dans la conversation et amena quelques échanges assez vifs.
Je sursautai, car le prénom ne m'était pas inconnu, loin de là. Alou était un jeune cadre revenu de France bardé de diplômes. Il sortait d'une école de finances réputée et ses qualités lui avaient permis de se faire affecter sans peine au département chargé de la commercialisation et des finances, où il mit seulement quelques mois pour se faire apprécier. Tous ceux qui collaboraient avec lui se disaient impressionnés par ses analyses incisives et son esprit de synthèse. Il avait la qualité très rare de rendre claires les questions économiques les plus ardues. Une de ses tantes l'incita à aller me voir et l'encouragea à me faire la cour. Elle s'occuperait du reste, lui assura-t-elle. Bassira fut la première à me parler de Alou, car la tante en question du jeune homme n'était autre que l'intime amie de ma défunte mère. Bassira la traitait donc avec le respect et l'affection qu'elle aurait montré à sa sœur aînée.
La fille d'"un homme fiché" - Je dois avouer que Alou ne me déplut pas. Il était très instruit, ce qui pour une lycéenne de terminale comme moi était déjà un atout. Il avait spontanément proposé de m'aider à comprendre des parties difficiles de mon programme de mathématiques et me félicitais pour ma vivacité d'esprit. Ces petits compliments délivrés sans arrière-pensées firent que je m'attachais vite à lui. En outre, Alou était beau et élégant, savait se comporter avec beaucoup de délicatesse. Ce qu'apprécient toutes les femmes. Le jeune homme devait occuper des fonctions importantes pour un débutant, car il avait déjà une voiture de fonction avec chauffeur. Il était effectivement sollicité dans les grandes décisions financières du gouvernement et ses avis comptaient. Ces précisions, ce fut mon père qui me les donna. Il aimait bien bavarder avec mon soupirant en attendant que je sorte de mon bain ou que je finisse d'aider à la cuisine. Plus je découvrais Alou, plus j'étais attirée. Je n'étais pas encore amoureuse de lui, mais il m'impressionnait. Avec lui, je me sentais en sécurité et mon rêve d'enfance qui était d'épouser un pilote ne comptait plus pour moi.
Un soir Alou arriva à la maison, l'air profondément perturbé. Il ne voulut pas d'abord me dire ce qui le préoccupait. Mazis pressé de questions, il m'indiqua qu'il avait la certitude d'être sous une surveillance permanente. Mais il en ignorait le but et les motifs. En outre il y avait des faits bizarres qu'il ne s'expliquait pas. Par exemple, le jour même, ses supérieurs l'avaient appelé après la fermeture des bureaux pour lui demander ce que sa voiture faisait devant un bar très célèbre du centre-ville. Il avait répondu qu'il n'y avait jamais mis le pied. Mais ses interlocuteurs insistèrent, précisant que le véhicule était pourtant garé devant cet endroit (qu'ils qualifiaient de "mal famé") entre treize et quatorze heures.
Alou se mit à réfléchir et il se souvint qu'il avait demandé à son chauffeur d'amener sa mère et deux des amies de celle-ci à la prière du vendredi. Le conducteur, à la recherrche d'un lieu de stationnement, vait dû se garer devant le bar en question en attendant d'aller récupérer les vieilles. Cette explication parut satisfaire les questionneurs. Mais après coup Alou comprit que l'épisode avait surtout pour but de lui faire sentir que les moindres de ses faits et gestes étaient suivis.
Le jeune homme n'était pas quelqu'un qui laissait traîner les situations ambigues. Il demanda à ses supérieurs les raisons de cette vigilance et ces derniers ne se gênèrent pas pour lui faire comprendre qu'il était un cadre important et que s'il voulait faire carrière, il fallait qu'il se garde de certaines tentations. Comme d'aller dans un bar, ou de fréquenter des milieux douteux. Alou raconta sa désagréable mésaventure en présence de mon père. Je le consolai comme je pus avant qu'il ne se retire. Pour la première fois de ma vie, ce jour là j'ai donné un baiser à un homme en effleurant ses lèvres. J'était heureuse d'en avoir pris l'initiative et surtout contente de savoir que cela lui avait fait oublier ses soucis.
Après son départ, je retrouvai mon père avec une mine des plus soucieuses. Il semblait se parler à lui-même à haute voix. Me voyant arriver, il cessa de marmonnner et me parla sans cacher son énervement. Il pesta violemment contre les restrictions des libertés qui, à son avis, se multipliaient. Puis il expliqua les ennuis de mon amoureux par le fait que ce dernier fréquentait la fille d'"un homme fiché". Je l'écoutais avec toute la politesse d'une fille bien éduquée, mais en vérité je ne comprenais rien à ce que disait mon père. J'attendis qu'il finisse son monologue de mon père et me donne d'un signe de main l'autorisation de me retirer. Mais à partir de cette nuit là, les visites de Alou s'espacèrent. Un beau jour mon père prit le taureau par les cornes et demanda au jeune homme si "on" lui avait déconseillé de fréquenter "la famille de cette tête brûlée de Kader". Alou était gêné, mais il n'esquiva pourtant pas la question précise de mon père.
Beaucoup trop loin - Non, expliqua-t-il, "on" ne lui avait pas dit d'éviter le vieil homme, mais "on" lui avait demandé avec insistance de "ficher la paix à Anna". Quand il avait voulu se faire expliquer les raisons d'un telle mise en garde, il n'avait trouvé personne pour lui donner des explications. Alou, qui (je le répète) n'était pas pourtant quelqu'un qu'on intimide facilement, comprit que l'avertissement venait d'assez haut pour être considéré comme un ordre auquel il ne pouvait se dérober. Il avait alors demandé qu'"on" lui permette de se retirer progressivement, expliquant qu'une rupture brutale le mettrait mal à l'aise vis à vis de notre famille. Cela lui fut accordé et trois mois après notre conversation il ne réapparut plus dans notre concession.
La convocation de mes oncles tombait, elle, deux mois après ces événements. Je me dis alors que la situation avait sûrement un rapport avec Alou, et qu'il était fort possible qu'une situation matrimoniale se concoctait pour moi. Mais à qui me destinait-on ? J'avais encore quelques minutes avant de le savoir, car telle semblait être la destination du dîner.
J'était toujours entrain d'aider le vieux domestique lorsque ma tante pénétra dans la cuisine. Elle inspecta les différentes fourneaux, souleva les couvercles pour humer les plats avant de m'inviter à passer à table. Comme je voulais m'emparer d'une casserole, elle me dit sèchement de tout laisser et de la suivre. Elle ajouta qu'elle ne m'avait pas appelé pour faire le service et que mes oncles m'attendaient pour une affaire autrement plus importante. Brûlant de curiosité, mais pas totalement rassurée sur ce qui m'attendait, je la suivis dans la salle à manger. Mon destin bascula à l'instant précis où je franchis le seuil de la pièce, mais cela je ne le savais pas encore.
Le premier regard que je croisais en entrant fut celui de Boua. Mon oncle me réserva un accueil des plus chaleureux et à son sourire je compris que ma tante les avaient rassurés, son frère et lui, sur ma virginité. Il se lança dans une véritable dithyrambe. "Ma chérie, proclama-t-il, tu t'es montrée vraiment digne de notre défunte "buramusso Souko". Tu es telle que ta mère l'avait été à son printemps dans les années 40 et nous avions tous apprécié que notre petit frère tombe sur une aussi jolie fleur. Ta présence nous rappelle au meilleur souvenir d'une femme idéale".
Dans son soulagement pour la bonne nouvelle qui lui avait été donnée, il allait continuer à broder, mais il sentit sur lui tout le poids du regard furieux que lui lançait sa belle-sœur, Sata. Il comprit aussitôt qu'il était déjà allé trop loin. Et se tut en marmonnant une fin de phrase indistincte.
Le dîner se passa dans une bonne humeur relative grâce à Boua qui n'avait pas son pareil comme animateur. Il connaissait une infinité d'anecdotes sur les "puissants du moment" et possédait un vrai tallent de conteur. Ce jour là, j'appris quelques dessous de la lutte politique qui faisait rage entre les hommes de la nomenklatura du parti. Par exemple, je sus que l'omnipotent Madani ne pouvait pas sentir le très influent Jean-Paul parce qu'il percevait en ce dernier un incurable bourgeois.
Madani, un homme raide et autoritaire, disait ne pas comprendre les faiblesses du boss pour son adversaire. Pour Baba, "le plus grand" (c'était un des surnoms qu'il donnait au chef) ne faisait pourtant pas preuve de complaisance. Seulement il savait observer les hommes et tirer d'eux le meilleur. Ne tolérait-il pas Mala et le courtaud Dian, qui étaient pourtant deux êtres plus que changeants et dont les convictions vagabondaient au gré de la montée en puissance de tel ou tel clan ? Baba se flattait de recueillir les confidences des uns et des autres. Il pronostiquait de gros changements et affirmait que de très importantes décisions se préparaient. Son épouse, d'un ton acariâtre, soutint cette prédiction en disant qu'il existait une "racaille" qu'il fallait balayer des allées du pouvoir.
Une sourde angoisse - Baba l'interrompit et sauta sur un autre sujet. Le boss, soupira-t-il, ne pensait pas assez à lui-même. Mais il y avait un problème qui le taraudait : avoir des héritiers. Il en était arrivé à un moment où l'homme après s'être beaucoup dépensé pour le bien de la nation s'interrogeait sur la perpétuation de son nom. Interrogation plus que légitime, affirma Baba, car une telle intelligence doit se transmettre à un héritier, à un enfant qui éclairerait sa vie. "Tidiani et moi, poursuivit mon oncle, qui sommes ses vrais confidents, avions pensé lui donner une solution. C'est le nom de notre fille, ici présente, qui nous est venu naturellement à l'esprit. Elle est jeune, belle et bien éduquée. Nous nous portons garants pour elle. N'est-ce pas ?".
Il lança cette question en se tournant vers sa femme, qui se hâta d'opiner positivement, en l'appelant "Maîtri". Baba avait conservé ce surnom de son passé d'instituteur. Il était sorti deuxième de sa promotion de l'École normale du Cap Vert. Le premier étant le boss, comme il appelait souvent le président. Je compris à quoi on me destinait, et mon trouble intérieur grandit. Certes, j'étais flattée que l'on ait pensé à me trouver digne du personnage le plus puissant du pays, mais dans ces cas là, c'est surtout la confusion qui vous brouille l'esprit. J'étais perdue au point d'attraper un vertige passager. Je dus d'ailleurs vaciller sur ma chaise, puisque ma tante se porta rapidement vers moi pour me soutenir. Me prenant par le bras, elle m'amena sur le divan au salon, me fit asseoir et resta à côté de moi au cas où mon malaise reprendrait.
Mes oncles mirent un petit temps avant de se joindre à nous. Mais lorsqu'ils s'installèrent, Baba me félicita, comme si je venais de passer à mes examens de fin d'études. Il me dit qu'il n'avait jamais douté de mon assentiment et, sur ce qui avait été dit, il me recommandale mutisme le plus complet. Même vis-à-vis de ma confidente, ma tante Bassira. Même vis-à-vis de mon père, qu'il se chargerait d'informer. "Mais en temps opportun" précisa-t-il. Il conclut par quelques recommandations. Primo, vu la hauteur du destin qui m'attendait, je devais être plus exemplaire que jamais. Secundo, ma tante Sata recueillerait seule mes confidences désormais.
Après ce sermon, Boua s'en alla, mais la tante me retint pour que je passe la nuit dans la chambre de ma "grande sœur" (sa fille étudiante dans un pays de l'Est). Cette nuit là je ne pus fermer l'œil, tant bouillonnaient en moi des sentiments contradictoires. Devenir l'épouse d'un grand homme était un honneur qui ne se refusait pas. Mais quelle serait ma véritable destinée dans un milieu que je ne connaissais pas, où évoluaient des personnes nettement plus âgées que moi et où je serai certes la dernière arrivée mais pas la seule femme. Je me voyais également comme prise en captivité, coupée de mes amies, de mes relations, de mes études.
Je me demandais aussi comment mon père accueillerait-il la nouvelle. Je me doutais qu'elle ne lui ferait pas spécialement plaisir et qu'il se plaindrait que ses frères aient une fois de plus agi en dehors de sa volonté. Je pressentais d'ailleurs n'avoir pas été identifiée par le grand homme. Baba et Boua, soucieux de leur carrière politique, avaient dû concocter ensemble cette manière de s'incruster un peu plus au sommet. Mes appréhensions et ma tension intérieure ne se dissipèrent qu'aux aurores et je me suis assoupie à ce moment.
Les coups frappés à ma porte par ma tante me réveillèrent en sursaut. Je vis que je m'étais mise au lit toute habillée. En pénétrant dans ma chambre, Sata sentit que mon trouble avait augmenté. Elle me prit par l'épaule et me conseilla de ne pas me tourmenter et de la laisser réfléchir pour moi. Elle m'apprit aussi que son mari m'emmènerait à la maison pour que je puisse prendre mes affaires et déménager chez eux. Tout était donc en place pour ma nouvelle vie. Le chauffeur de la maison me déposerait désormais au lycée et irait me chercher chaque jour à la fin des cours. Plus question pour moi de rester à l'internat. Voilà mes études mises entre parenthèses, du moins en attendant. Je sentis encore un vertige me reprendre alors qu'une sourde angoisse me serrait la poitrine. Décidément tout allait trop vite. Je me sentais complètement dépouillée de la maîtrise de mon destin.
Tout cela s'était produit un 8 mars. Et ce jour restera pour moi une date inoubliable. Je restai avec un poids sur la poitrine. quoi de plus normal lorsque vous sentez votre vie changer de direction alors que vous n'avez que 18 ans, 4 mois et 12 jours. Je m'installais sur la terrasse pour le petit déjeuner. Ario, le vieux domestique me regarda avec commisération. Il me glissa à l'oreille quelques mots de réconfort et me promit un petit calmant quand je reviendrai de la maison de mon père. Le Vieux était la seule personne à qui je pouvais vraiment faire confiance dans la maison. Mon oncle vint, lui aussi, s'asseoir. Je le regardais avec de nouveaux yeux. Hier encore, il n'était qu'un parent à qui je devais respect et obéissance. Aujourd'hui, il était le maître tout-puissant de ma destinée. Ce constat me fit peur, je ne sais pas trop pourquoi. Maintenant à trente ans de distance, je me rends compte qu'à cause de Baba j'ai râté ma vie amoureuse, et peut-être ma vie tout court. Je me sens néanmoins incapable de rancune envers cet homme. Chaque fois que je repense à ce qui s'est produit, je me dis que tel devait être sans doute mon destin".
Un doigt sur les lèvres - Anna interrompit là son récit et je respectais son silence. Elle restait une femme épanouie que les hommes d'âge un peu mûr pouvaient regarder avec un certain plaisir. Mais les ans étaient passés et les traces qu'ils avaient laissé sur sa beauté étaient assez cruelles. Les yeux, dans lesquels flottait une amertume diffuse, avaient perdu beaucoup de leur éclat, le sourire pourrait être charmeur, mais il se dessinait comme à contrecœur et les épaules encore belles se voûtaient comme sous le poids de souvenirs trop lourds. Les si célèbres cambrures de ses hanches et des reins ne ressortait plus distinctement, entre une taille qui s'était épaissie et des jambes qui s'étaient un peu alourdies. En regardant attentivement Anna, on devinait la superbe femme qu'elle avait été et on sentait qu'elle aurait préservé beaucoup plus de sa beauté si la vie ne l'avait pas si durement chahutée.
Pendant que je me faisais ces réflexions, Anna sembla émerger de sa profonde méditation et avec un petit sourire contraint, elle reprit le fil de son récit.
"On me ramena donc à la maison pour que je fasse mes bagages. Pendant que "Baïni", c'est comme cela que mes frères et moi appelions notre père, écoutait les explications succinctes de son frère qui m'avait accompagné, Bassira, qui avait reçu des instructions laconiques, choisit d'autorité ce que je devais amener. Tout en rangeant mes habits, elle me dit la voix brisée "Tu vas me manquer terriblement, ma fille adorée. Sans toi cette maison ne sera plus la même, car tu es le rayon de soleil qui éclaire notre vie à ton père et à moi. Je ne parle même pas de tes frères. Je ne sais pas pourquoi tu pars, mais en te regardant je sais que ce n'est pas ta volonté et cela seul suffit à mon réconfort.
Tâche, quand tu le peux, de venir nous rendre visite. Je sais que cela ne te seras pas facile avec cette "cerbère" de Sata, mais M'Burankè est malgré tout assez compréhensif. Abstiens-toi cependant de poser ces problèmes en présence de ta tante, elle trouvera un moyen de te retenir. J'aurais préféré qu'on t'envoie chez mon "M'Burankètchini" (Boua) parce que chez Baba tu seras dans une prison. Dorée certes, mais une prison quand même". La désolation de Bassira me fendit le cœur. Je me jetai dans ses bras et laissai couler en silence mes larmes. En sortant je m'accrochai à mon père et lui murmurai : "Baïni, je reviendrai, fais-moi confiance, je reviendrai". Baba interrompit nos effusions en disant qu'il avait une réunion politique dans peu de temps et qu'il fallait se mettre en route sans attendre.
Dans la voiture, mon oncle, qui avait remarqué mon visage en larmes, voulut me rassurer. Il me dit que le sort auquel il me destinait était le meilleur destin qu'un père puisse choisir pour sa fille. Il me rassura sur mon futur époux qui, dans sa description, était un homme doux et attentionné. Pour mes études, dit-il, on trouverait une solution. Bref, Baba, qui malgré son arrivisme n'était un homme dénué de cœur, essayait de m'apaiser du mieux qu'il pouvait. Il m'assura que tout serait terminé dans une dizaine de jours et qu'entre-temps je pouvais m'en remettre entièrement à ma tante. Puis il me stupéfia en me disant que mon futur époux me connaissait déjà, qu'il avait eu l'occasion de m'observer et qu'il m'avait retenue parmi de nombreuses propositions qui lui avaient été faites.
Mon oncle me fit promettre de garder le secret sur ce dernier détail qu'ignorait Sata. Il m'informa qu'il inviterait bientôt à dîner le "Grand homme" et que je pourrai alors vérifier la véracité de tout ce qu'il m'avait dit. Quand nous arrivâmes, ma tante intima avec une certaine brutalité au vieux domestique, venu à notre rencontre, d'amener ma valise dans la chambre, je voulus m'interposer en disant que je porterai mon bagage. Mais elle me hurla littéralement de ne plus jamais contredire ses ordres. Mon oncle, fuyant l'orage, avait déjà regagné précipitamment sa chambre avant d'en ressortir avec sa grosse serviette noire bourrée de dossiers. Je la lui pris et l'accompagnai à la voiture, histoire d'échapper au courroux de ma tante. Avant de s'engouffrer dans le véhicule, il porta son index à ses lèvres et murmura "Garde bien notre secret, compris ?".
(à suivre)
TIÉMOGOBA
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