par Nouha Cissé » Lun Fév 04, 2008 2:34 am
J’AVOUE avoir été extrêmement surpris par la lecture de l’article d’Armand Laferrère. Tout d’abord par le ton employé, agressif bien au-delà des limites habituelles y compris de la polémique. Et plus encore par les contrevérités qu’il contient, dont le nombre et l’ampleur le rendent difficilement compatible avec l’idée même d’un débat contradictoire, où la vigueur de l’opinion ne peut à ce point s’exonérer des réalités. Voici donc ma réponse. Communautés Depuis que l’ancien ambassadeur d’Israël en France m’a mis en cause il y a trois ans (1), je commence à avoir le cuir un peu durci à ce sujet. Ce n’est certes pas la première fois que je lis des arguments du genre de ceux employés par Armand Laferrère. Je les rencontre habituellement dans les organes les plus radicaux de la presse communautaire ou sur les sites Internet d’extrême droite (2). Je ne m’attendais certainement pas à lire ce genre de prose dans une revue comme Commentaire sous la plume d’un conseiller à la Cour des comptes, par ailleurs membre, à l’époque, du cabinet du ministre de l’Intérieur. Dès la première phrase, Armand Laferrère commet une erreur. Je n’ai jamais été le « spécialiste attitré du Moyen-Orient au PS ». Il lui aurait suffi de lire mon livre (3) pour le savoir.
Mais les erreurs factuelles de ce type qui abondent dans son article sont moins graves que les nombreuses déformations de mes propos. Si j’ai évoqué l’importance démographique de chaque communauté en France, c’était pour dire que la communauté juive – dont je soulignais que plusieurs représentants s’étaient désolidarisés de la répression israélienne –, à miser sur son poids électoral pour empêcher la critique du gouvernement israélien, pourrait être perdante à terme, car en ce cas la communauté arabe et/ou musulmane voudrait faire contrepoids. Étant plus nombreuse, à terme elle pèsera donc plus. C’est pourquoi j’écrivais : « Il serait donc préférable pour chacun de faire respecter des principes universels et non le poids de chaque communauté. » Ma crainte – qui hélas se réalise un peu plus chaque jour – est que le communautarisme des uns provoque le communautarisme des autres. Le communautarisme unilatéral n’est plus possible. Or, ce processus destructeur pour la République devient de plus en plus accentué. Un dangereux cercle vicieux s’est mis en place, qu’Esther Benbassa a fort pertinemment qualifié de « nationalisme diasporique (4) ». J’avais mis en garde contre un danger, on m’accuse d’être la cause de sa survenance. Loin donc de prôner une communautarisation de la vie politique française ou le lâchage d’une communauté au profit d’une autre, je plaidais au contraire pour la défense de principes universels, seuls capables de faire sortir du piège du communautarisme. Et si, effectivement, je disais dans cette note que la noncondamnation du gouvernement israélien pouvait avoir un coût électoral, c’était parce que je savais d’expérience, notamment par le contact avec mes étudiants, que pour les jeunes cela était vu de façon de plus en plus négative. Chez les jeunes en général, et chez les jeunes beurs en particulier de plus en plus irrités de ce « deux poids, deux mesures » qu’ils constatent à propos du traitement du conflit israélo-palestinien (5). Fatigué de voir mes positions déformées intentionnellement par une véritable campagne de désinformation qui m’accuse d’avoir préconisé le « lâchage » d’Israël parce qu’il y aurait plus de musulmans que de juifs en France, j’ai publié in extenso le texte de ma note en annexe de mon livre pour que le lecteur se fasse une opinion à partir de mes écrits, et non de leurs interprétations.
La politique d’Israël De même, je m’élevais contre « le terrorisme intellectuel qui consiste à accuser d’antisémitisme ceux qui n’acceptent pas la politique des gouvernements d’Israël (et non pas l’État d’Israël) qui, payant à court terme, peut s’avérer catastrophique à moyen terme […] Il isole [la communauté juive] sur le plan national ». On a sur ce point récemment atteint le comble du ridicule et du scandaleux avec le procès intenté à Edgar Morin et Danielle Sallenave pour antisémitisme. Selon Armand Laferrère, la thèse de mon livre serait qu’Israël est un « État agresseur et raciste et qu’un complot d’extrémistes intimidant les médias parvient seul à protéger contre la critique ». En énonçant autant de contre-vérités en deux lignes, Armand Laferrère prouve une fois encore qu’il ne m’a pas lu. Il reprend la méthode – classique chez les propagandistes, inhabituelle chez les grands commis de l’État – consistant à caricaturer les propos de quelqu’un pour pouvoir s’en offusquer. Armand Laferrère serait bien en peine de faire des citations de mon livre ou toute autre déclaration de ma part allant dans le sens qu’il indique. J’ai certes condamné l’occupation par Israël de territoires qui ne lui appartiennent pas et la répression de la population vivant sur ces territoires. J’ai, par ailleurs, toujours condamné les attentats suicides, défendu le droit d’Israël à vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues, et me suis élevé contre l’assimilation du sionisme à un racisme. L’ hebdomadaire The Economist, dont les lecteurs de Commentaire ne récuseront pas la pertinence, est bien plus sévère que moi chaque semaine sur la politique israélienne. La presse israélienne l’est également, comme je le souligne dans mon livre. Dans un article retentissant, Théo Klein a écrit dès septembre 2001 : « La politique de réplique d’Israël a atteint son point d’extrême absurdité […] toutes nos valeurs morales sont en train de sombrer (6). » Abraham Burg, l’ancien président de la Knesset, de son côté a été jusqu’à écrire : « Le sionisme est mort et ses agresseurs sont installés dans les fauteuils du gouvernement à Jérusalem […] La révolution sioniste reposait sur deux piliers : la soif de justice, l’équipe dirigeante soumise à la morale civique. L’ un et l’autre ont disparu (7). »
De nombreux soldats israéliens refusent désormais de servir dans les territoires occupés parce qu’ils estiment que ce qu’on les oblige à faire est contraire à la fois à leurs principes et à leur idée du sionisme. Tous vont bien plus loin que moi dans la critique du gouvernement israélien. Leur attachement à Israël me semble pourtant difficile à nier. Ce ne sont pas des juifs antisionistes. C’est au contraire au nom des valeurs sionistes qu’ils s’élèvent contre la politique de l’actuel gouvernement israélien. Armand Laferrère m’accuse également de penser que « tout soutien à cette puissance maléfique ne peut s’expliquer que par une solidarité ethnique mal placée ». J’écris au contraire dans mon livre et je ne cesse de répéter dans mes différentes interventions qu’il n’y a pas de lobby juif en France, car tous les juifs de France n’ont pas la même opinion à propos du conflit israélo-palestinien (8). C’est d’ailleurs un argument très fort pour lutter contre l’antisémitisme et pour montrer que les personnes pensent en fonction de leur conviction, pas de leurs origines. Ce sont au contraire des amis très fidèles d’Israël comme Elisabeth Schemla (9) et Sylvain Attal (10) qui ont récemment annoncé la création de lobby juif. Il y a par contre un lobby pro-isréalien, composé de juifs français et de non-juifs qui pour des raisons très diverses (que j’analyse dans mon livre) soutiendront en toutes circonstances et quel que soit son comportement le gouvernement israélien… ce n’est donc pas une affaire communautaire, mais bien de choix politique.
Curieusement, Armand Laferrère, en écrivant : « celui qui écrit ces lignes n’est ni juif ni israélien. Mais il ne demande pas de plus grand honneur que d’être pris pour tel par les ennemis d’Israël », fait une confusion dangereuse entre juifs français et israéliens, confusion à l’origine de nombreux actes antisémites en France. Citons, pour faire sourire le lecteur, une phrase de son article : « Ceux qui ont passé le XXe siècle à chercher des contre-modèles à opposer à la civilisation démocratique et capitaliste (URSS, Allemagne nazie, Chine populaire, Khmers rouge, Cuba) sont dans la situation difficile de devoir reconnaître l’échec de leurs idoles. La Palestine engagée dans la lutte de “libération nationale” est le dernier avatar de leur recherche émouvante d’un totalitarisme devant lequel se prosterner. » M. Laferrère pense-t-il vraiment que tous ceux qui défendent la création d’un État palestinien, ou même tout simplement ceux qui critiquent l’action du gouvernement Sharon sont des orphelins du totalitarisme ? Il oublie qu’il y a beaucoup d’ex-gauchistes qui se sont réinvestis dans le soutien indéfectible à Israël (11). Parallèlement, une partie de l’extrême droite, Le Pen (12) en tête, est passée de la thématique antisémite au soutien au gouvernement d’Israël, au nom de l’objectif supérieur de résistance contre les « arabo-musulmans ». Armand Laferrère écrit qu’Israël est critiqué pour avoir toléré l’implantation d’une minorité juive dans les territoires à majorité palestinienne, mais que en revanche l’existence d’une forte minorité arabe en Israël n’est critiquée par personne. Faut-il lui rappeler que cette minorité arabe existait, plus nombreuse qu’aujourd’hui, avant la création de l’État d’Israël ? Il devrait être plus précis quant à ses propositions sur cette minorité. Faut-il l’expulser afin d’avoir un État ethniquement pur ? Faire un parallèle entre l’implantation de colonies dans les territoires occupés et l’existence d’une minorité préexistente à la création de l’État est pour le moins curieux.
Sharon et les Palestiniens
Je ne reviendrai pas sur les affirmations d’Armand Laferrère pour qui Ariel Sharon n’est en rien responsable, par sa visite du Mont du Temple du 28 septembre 2000, de la montée des violences, qu’il n’aurait fait qu’exercer le droit pour un juif de visiter le lieu le plus saint du judaïsme. Les services de sécurité israéliens et palestiniens avaient mis en garde contre les conséquences explosives de cette visite qui avait un objectif électoral. Il suffit de lire sur ce point le livre de Charles Enderlin (13), ou de voir le documentaire qu’il a réalisé, à partir des témoignages de tous les acteurs de ce drame et qu’aucun d’entre eux n’a contesté. Les manifestations qui se sont ensuivies se sont soldées par la mort de 58 palestiniens tués par l’armée israélienne en une semaine. C’est à partir de là qu’est née la seconde Intifada. Imaginet- on les réactions que susciterait la mort de 58 manifestants tués par la police dans tout État démocratique? Armand Laferrère penset- il que, puisque ce sont des Palestiniens, ils comptent moins? Je ne nie pas que certains responsables palestiniens aient probablement voulu jouer sur les deux tableaux, Intifada et négociations. Mais les Israéliens n’ont-ils pas eux aussi, et sur une longue période, joué à la fois les cartes inconciliables des négociations et de la colonisation ? Armand Laferrère pense que seuls les dirigeants palestiniens sont responsables de la situation actuelle. J’admire sa capacité à trancher de façon aussi nette ce point délicat. Je ne pense pas pour ma part que la responsabilité repose uniquement sur les Israéliens. Mais on ne peut mettre sur le même plan l’occupé et l’occupant. De même, il affirme qu’Israël n’est pour rien dans la mort du petit Mohamed Al Dura et que la balle qui avait atteint l’enfant venait des lignes palestiniennes. Le général Giora Eiland a reconnu le 3 octobre 2000 que le tir venait apparemment des positions israéliennes (14). Deux civils israéliens ont fait une « contre-enquête » accusant France 2 d’avoir travesti les faits.
Voilà ce qu’un rapport du Congrès américain en écrit : « The investigation was initiated by two civilian volunteers with no was staged by Palestinians, including his father, who they claim were working with the French TV crew whose videotape was seen world wide. Even the Isreli chief of staff, Shaul Mofaz, disassociated himself from this investigation. Congress should ask how such blatantly misleading information was allowed to stay in the report (15). » Ni Charles Enderlin, ni son cameraman n’ont jamais été contactés officiellement par une autorité israélienne pour une enquête. Aucune autorité israélienne n’a d’ailleurs accusé de quoi que ce soit Charles Enderlin et France 2, M. Laferrère va donc jusqu’à s’écarter de la position officielle israélienne pour reprendre la thèse de propagandistes douteux. De toute façon, et avant tout, c’est bien d’un système qu’a été victime le petit Mohamed Al Dura : celui de l’occupation militaire. Après avoir affirmé que le sort des Palestiniens pacifiques est l’une des grandes tragédies du monde contemporain, il affirme : « ceux qui en font le reproche à Israël sont cordialement invités à proposer d’autres moyens pour lutter contre les infiltrations terroristes ». Il y en a au moins un qui n’a pas été essayé : la fin de l’occupation. On peut également rappeler la phrase de Rabin selon lequel il fallait lutter contre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociations et continuer les négociations comme s’il n’y avait pas de terrorisme. Ariel Sharon a promis à son peuple la sécurité et la paix. Il a, depuis qu’il est au pouvoir, demandé un cessez-le-feu total de sept jours aux Palestiniens avant de reprendre les négociations. Mais il a, parallèlement, méthodiquement, détruit les infrastructures et les forces de police palestiniennes et procédé régulièrement à des assassinats ciblés, qui ne sont – dans un pays qui a aboli la peine de mort – que des exécutions sans procès. Peut-on demander à Arafat, bloqué à la Moukata et dont la police a été entièrement détruite, d’empêcher les attentats ? Je ne nie pas qu’il puisse y avoir un double jeu d’Arafat qui a fait l’erreur de penser qu’il obtiendrait plus des républicains américains que des démocrates. Il n’en reste pas moins que l’histoire apprend qu’on ne fait la paix qu’avec ses adversaires et qu’on ne choisit pas qui doit représenter ces derniers. M. Laferrère penset- il que si la Grande-Bretagne réagissait en Irlande de la même manière qu’Israël dans les territoires occupés, cela aurait réellement conduit à réduire le terrorisme et que ceci aurait été accepté tranquillement par les pays aux alentours? Les enquêtes menées sur ceux qui veulent commettre des attentats suicides montrent qu’ils n’ont pas de profil psychologiquement défaillant, généralement explicatif d’une volonté de se tuer, mais que leur existence a été bouleversée par des humiliations ou la perte d’un être cher. Croit-on vraiment que c’est en rasant systématiquement les maisons, en détruisant les oliviers ou en envoyant l’aviation bombarder des maisons qu’on lutte contre le terrorisme ? N’est-ce pas au contraire la meilleure façon de le nourrir ?
Pressions et persécutions
Alors, est-il permis de « soutenir Israël » comme s’interroge Armand Laferrère ? Je dois admettre qu’il est intellectuellement et politiquement de plus en plus difficile de soutenir la politique actuelle du gouvernement Sharon. Armand Laferrère le prouve d’ailleurs à son corps défendant en étant obligé de se livrer à d’incroyables acrobaties intellectuelles pour le faire. Mais ceci mis à part, il n’y a pas de risques à le faire. Il n’aurait au contraire pas pu écrire un article aussi partisan en faveur des Palestiniens sans être ostracisé. Le « deux poids, deux mesures » joue également en ce domaine. À ma connaissance, ceux qui soutiennent Israël n’ont aucun problème pour s’exprimer, aucun problème pour trouver un éditeur (16) et ne font pas l’objet de menaces, d’agressions ou de longs procès, coûteux et psychologiquement éprouvants, comme c’est le cas pour ceux qui critiquent la politique actuelle d’Israël et qui sont de ce fait taxés d’antisémitisme. Il n’entre nullement dans mon intention de jouer au martyr. Mais je persiste à trouver scandaleux les différentes menaces personnelles – dont les insultes furent la forme la plus douce – et les représailles professionnelles dont je fus – dont je suis toujours – la victime. Est-il admissible de subir ces risques pour avoir exercé son droit de critique sur un pays étranger ? En tous les cas, cela n’arrive que si l’on critique un et un seul des 191 États membres de l’ONU. Il y eut des pressions sur les membres du Conseil d’administration de l’IRIS pour qu’ils démissionnent et/ou mettent fin à mes fonctions de directeur. Un Conseil fut même convoqué à cet effet, sans succès cependant. La très grande majorité de ses membres a même été extrêmement choquée par le procédé (17). Des demandes ont été adressées aux ministères par une haute personnalité du CRIF afin qu’ils cessent de passer des contrats avec l’IRIS. Deux collaborations régulières que j’avais avec des quotidiens de province ont été brutalement interrompues. Pour avoir eu le tort de faire un compte rendu favorable de mon livre dans L’Express, Alfred Grosser, dont il paraît difficile de contester la respectabilité et le sens moral, a été contraint de démissionner du Conseil de surveillance de ce journal (18). À plusieurs reprises ma participation à des émissions de radio ou de télévision pour mon livre La France contre l’empire sur la guerre d’Irak et ses conséquences géopolitiques a été refusée, au seul motif (parfois explicitement affirmé) de la publication de mon livre sur Israël. Ce genre de boycott contestable dans les médias privés est proprement inadmissible sur des médias de service public. Il existe pourtant, parfois.
Certains responsables d’entreprises ou de collectivités locales ont demandé à ce que l’IRIS soit exclu de toute collaboration, au seul motif de mes critiques à l’encontre de la politique actuelle d’Israël. Est-il légitime d’utiliser des fonctions de ce type pour prendre des décisions en ce sens qui n’ont rien à voir avec le travail fourni? C’est tout un climat d’ostracisation qui se met en place. On multiplie les attaques pour déconseiller ensuite de collaborer avec quelqu’un d’aussi « controversé ». Bref on crée le scandale pour s’en prévaloir. Certes on peut penser que ceux qui, par lâcheté et pour n’avoir aucun problème, cèdent aux pressions sont finalement aussi coupables que ceux qui les suscitent. Toujours est-il qu’en France il y a un nombre de personnes de plus en plus important qui ont toujours lutté contre le racisme et l’antisémitisme, défendu la paix au Proche-Orient et sont la cible de véritables campagnes. C’est en outre contre-productif lorsque l’on vise à combattre l’antisémitisme. Certes ceux qui mettent en oeuvre de telles campagnes peuvent se dire que si elles n’ont pas réussi à faire taire ceux contre qui elles étaient montées, elles ont au moins pour mérite d’être dissuasives pour les autres. Combien de fois n’ai-je entendu « je suis tout à fait d’accord avec vous, mais je n’oserai pas le dire publiquement »? La critique à l’égard d’Israël est en effet à l’image de la liberté syndicale dans les pays communistes. Elle existe sur le papier, mais celui qui essaie de l’exercer peut s’attendre à des déconvenues, ce qui réduit le nombre de volontaires. Mais, à terme, n’est-il pas dangereux de compter davantage sur la peur que l’on inspire que sur la force de conviction ? Il ne s’agit plus de se demander si nous sommes en train d’« importer » le conflit du Proche-Orient en France. C’est déjà fait, ce qui n’avait pas été le cas au cours d’aucun conflit antérieur, qu’il s’agisse des guerres israélo-arabes de 1967, 1973, 1982, de la première Intifada ou des deux guerres du Golfe. Ceux qui appellent les juifs de France à se solidariser avec Israël, quoi que fasse son gouvernement, mais qui les stigmatisent lorsqu’ils ne les suivent pas sur ce terrain, soufflent sur les braises du communautarisme. Les responsables institutionnels et intellectuels communautaires qui sont les premiers à fustiger les juifs qui ont le malheur de critiquer l’action du gouvernement israélien ne participent-ils pas à la confusion des esprits ?
Une double peur
Il y a aujourd’hui une double peur. Peur réelle de nombreux juifs de n’être plus chez eux en France, de ne pas pouvoir envoyer tranquillement leurs enfants à l’école de la République. De ne pas se promener dans certains endroits sans risque d’être agressés physiquement ou insultés. Il ne faut pas nier cette peur. Cette peur rencontre une incompréhension. Pour de nombreux Français, il est difficile de penser que l’antisémitisme ou la judéophobie sont devenus le problème numéro 1 de la société française. Que les juifs de France ont besoin d’une protection particulière, ou d’être plus protégés que les autres Français, qu’ils sont les premières et principales victimes du racisme en France. Que pour lutter contre l’antisémitisme il faille faire des procès à des journalistes ou intellectuels qui ne leur paraissent pas avoir tenu des propos inacceptables, interdire des livres, censurer des films, sélectionner les comiques qui ont le droit de faire de l’humour et ceux qui sont interdits de spectacles. Le risque donc – et une fois encore on peut faire un constat tout en le déplorant – c’est la montée d’une tragique incompréhension mutuelle. Le danger le plus grave ne vient pas du racisme des jeunes de banlieues. Il y en a bien sûr encore qui passeront à l’acte, qui commettront agressions et dégradations inacceptables. Mais le pire danger réside plutôt dans un fossé grandissant, sans haine mais avec lassitude et irritation, entre Français, juifs et non-juifs. Le risque c’est l’accentuation d’amalgames (du style : tous les juifs pensent la même chose) faux, bien qu’ils soient de plus en plus perçus par les uns et les autres comme étant vrais.
Ce climat est le fruit paradoxal d’une réelle inquiétude des juifs – que les non-juifs n’ont pas le droit de nier – sur la fragilité de la situation, et la conviction qu’ont les dirigeants de la communauté organisée que le rapport de force leur est suffisamment favorable pour obtenir satisfaction sur les revendications émises. Pour lutter contre cela, il faudrait pouvoir reprendre le débat sur des bases saines. Or le climat devient de plus en plus détestable. On condamne sans appel ceux avec lesquels on n’est pas d’accord, en refusant avec la dernière énergie tout contact et tout débat avec eux, et pire encore, en voulant les interdire de parole. Il est incompréhensible que des intellectuels, plutôt que de démonter les arguments de ceux avec lesquels ils ne sont pas d’accord, refusent de débattre avec eux (pouvant ainsi faire croire qu’ils n’ont guère d’arguments) et pour finir appellent à les boycotter ou les interdire de parole. Par ailleurs, l’attitude vis-à-vis du conflit israélo-palestinien devient une ligne de clivage qui dépasse toutes les autres. On peut s’accommoder de différends sur des sujets politiques, sociaux, sexuels, sportifs, etc. Un désaccord sur le conflit israélo-palestinien peut, à l’inverse, conduire à la rupture. Il y avait par exemple dans le Conseil d’administration de l’IRIS deux membres – l’un juif, l’autre pas – avec lesquels j’étais en désaccord intellectuel, autant sur la politique intérieure qu’internationale et sur en fait à peu près tous les sujets de société. Nous le savions, mais nous nous appréciions humainement néanmoins. On se connaissait depuis près de vingt ans pour le premier, plus de vingt ans pour le second. Mais dès que la polémique s’est portée sur Israël, ils ont rompu totalement avec moi. Croit-on que l’on combattra l’antisémitisme en donnant l’impression qu’il y a deux poids, deux mesures dans la lutte contre les violences racistes? L’agression contre le secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), Mouloud Aounit, ou celle contre des étudiants de Nanterre en plein tribunal de Paris, toutes deux perpétrées par des extrémistes juifs, n’ont pas débouché sur la mobilisation médiatique et politique que l’on aurait constatée en d’autres circonstances.
Pour un accord minimal
Il y a également un deux poids, deux mesures vis-à-vis des dérapages verbaux. Peut-on stigmatiser le « dérapage » de Tariq Ramadan et ne rien dire lorsque Alexandre Adler se déclare « beaucoup plus choqué par des traîtres juifs comme les Brauman et autres » (19), lorsque Alain Finkielkraut, qui a parlé d’« Année de cristal » (sic) pour 2002, a taxé d’« antisémitisme juif » Eyal Sivan, soupçonné de vouloir « tuer », « liquider » et « faire disparaître » ses coreligionnaires (20). Lorsque Sylvain Attal accuse Dominique Vidal de défendre, sur les rapports entre juifs et Israël, une thèse « jumelle de celle du révisionniste Roger Garaudy (21) ». Une occasion de sortir de ce cercle vicieux a été perdue. L’ accord de Genève signé entre Abdel Radbo et Yossi Beilin a suscité une vague d’espoir sur place et en France. L’hebdomadaire Marianne a intelligemment lancé une pétition pour soutenir ces accords. Des responsables politiques, intellectuels de tous horizons, qui ne débattaient même plus les uns avec les autres l’ont signée ensemble. Même s’il ne permettait pas une paix immédiate au Proche-Orient, il ouvrait une respiration démocratique dans l’Hexagone. Hélas, cet élan commun a été brisé. Un meeting public a été organisé le 12 décembre 2003 qui devait réunir l’ensemble des signataires, mais qui n’a été ouvert qu’aux seuls considérés comme des « amis véritables » d’Israël, ceux qui, par exemple, ne critiquent pas la construction du « mur de sécurité ». Ceux qui avaient un jour ou l’autre critiqué Sharon en ont été exclus. Il y a eu là une possible dynamique qui a été cassée. Les intellectuels de ce pays n’ont guère de prise sur l’évolution du conflit du Proche- Orient. Leur responsabilité est en revanche réelle sur des répercussions en France. Ne pourrait-on pas se mettre d’accord sur quelques principes, propres à limiter la dégradation du débat public ? 1. Permettre tous les débats, condamner et interdire toutes les violences. 2. Condamner de façon équivalente tous les dérapages verbaux et agressions physiques. 3. Admettre que la force de l’argumentation est supérieure à la tentation de l’interdiction. 4. Reconnaître que le débat sur le Proche- Orient en France est légitime et nécessaire, et qu’il faut recréer un espace de dialogues y compris et avant tout entre ceux qui sont en désaccord.
PASCAL BONIFACE LA POLITIQUE FRANÇAISE ET ISRAËL
Cissé Haressi
Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît.
Les racistes sont des gens qui se trompent de colère. (Citations de Senghor)