Léopold Sédar Senghor, Cheikh Anta Diop, duel dans les cieux ?
(JPG)A la fin de l’année 2001, la disparition de Léopold Sédar Senghor a donné lieu à un concert de louanges partout dans le monde. En France, au-delà de la polémique sur l’absence du chef de l’Etat et du Premier Ministre à ses funérailles, sa mémoire a été célébrée comme portant témoignage de la parfaite communion franco-africaine. Selon une terminologie plus en vogue, Senghor serait un modèle, l’exemple même d’une intégration réussie. L’intégration par la culture et, de surcroît, à la culture française. L’intégration aux valeurs, celles du rayonnement de la langue française, celles de la France.
Seulement voilà, en contrepoint au déluge de compliments, l’absence d’intérêt des jeunes générations pour le défunt poète n’a pas fait illusion. Certes, aucune critique de vive voix ne s’est faite entendre. L’Afrique a par trop le respect des anciens et du passé pour se laisser aller à quelque dénonciation post-mortem mais, entre silence et réticence, un certain malaise était perceptible.
Serait ce le bilan politique du Président Senghor ? Serait ce la représentativité de l’homme dont l’oeuvre et les combats ne correspondraient pas aux attentes des nouvelles générations ? Les historiens apporteront leur témoignage.
(JPG)Cependant la vraie raison tiendrait plutôt en une figure mouvante et envahissante et surprenante, un homme, Cheikh Anta Diop ( ci-contre à droite), disparu en 1986.
Qu’importe ! Le pain moisi peut-être une chance ! Rien de mieux que les arrières cours pour travailler, aller droit au but. Imperturbable, Cheikh Anta Diop approfondit ses recherches en utilisant toutes les disciplines : archéologie, études de linguistique comparative, datation au carbone 14, études chimiques sur la pigmentation des momies ( on lui refuse même un bout de peau de la momie de Ramsès II qu’il voulait analyser ) et enfin l’étude détaillée de la culture égyptienne, dans ses aspects scientifiques et religieux. Il s’appuie sur d’innombrables témoignages, notamment, ceux de l’auteur grec, Hérodote (484-425 av.J-C) et de la Bible pour insister sur le caractère noir des égyptiens. Il restitue l’histoire telle qu’elle fut. L’Egypte a été le berceau de la civilisation au moment où le reste du monde était plongé dans la barbarie. La Grèce a pris à l’Egypte tous les éléments de sa civilisation jusqu’au culte des Dieux et ainsi de suite, d’héritage en héritage, pour les autres civilisations de l’antiquité.
La question mérite d’être posée. L’aura de Cheikh Anta Diop ne fait-elle pas ombrage à l’oeuvre de Léopold Sédar Senghor ?
Tous deux Sénégalais, ils naissent sous la dénomination coloniale, Léopold Sédar Senghor en 1906, Cheikh Anta Diop en 1923. Doués chacun d’une véritable puissance intellectuelle, ils ont vécu furieusement le siècle sans jamais vraiment se rencontrer, chacun ignorant l’autre, chacun dans son monde.
(JPG)Senghor est viscéralement un littéraire. Il aime la phrase, le mot qui sonne juste, le rythme. Il adore la langue, il s’en sert, raconte les misères du peuple noir, ses rêves aussi. Cheikh Anta Diop est pluridisciplinaire. Physicien et chimiste de formation, il passera sa vie à se confronter à de nombreuses disciplines, la biologie, l’archéologie et même la linguistique.
Du reste, pour Senghor, la linguistique, c’est une offrande, un jeu singulier et novateur avec'est la langue. Pour Cheikh Anta Diop, c’est une science pour atteindre le passé, un moyen de pénétrer l’essence de la civilisation égyptienne et son lien immémorial avec'est la culture de l’Afrique noire.
Premier agrégé africain de l’université, en 1935, Senghor a tout du premier de la classe. Il brille très tôt des feux de la rampe, il additionne titres ou honneurs. Il se meut dans le monde sans encombre.
(JPG)Cheikh Anta Diop est un artisan de l’ombre, travaillant dur à la tâche. Il rejette les lambris, l’apparat et les décorations. Il fustige le carriérisme. Il refuse des chaires de professeur ou des fonctions grassement payées dans des organisations internationales. Jusqu’au début des années 1970, il poursuit, dans une totale solitude intellectuelle, ses recherches. Il assume ses choix. Il vivote. Il se cantonnera longtemps dans son laboratoire du Carbone 14 à un salaire mensuel d’assistant, au bas de l’échelle universitaire. La tâche n’est pas si indigne. C’était alors, l’unique laboratoire de physique nucléaire existant en Afrique noire.
Tous deux croient à la force du message mais c’est justement là que rien ne va plus que tout diverge. S’ils prônent ensemble la fin de la barbarie, la fin du racisme et la renaissance de l’Afrique, chacun s’y emploie différemment.
Senghor instruit la reconnaissance de la négritude par la langue. Il met d’emblée en relief les valeurs des civilisations du monde noir. Il les décrit comme un don, mélange d’émotion, de rythme, de chaleur humaine, de mysticisme, d’art symbolique et d’esprit communial. Il écrit : " l’émotion est nègre et la raison hellène ". De cette négritude, il entend qu’elle doit participer à la civilisation de l’universel.
Cheikh Anta Diop est méthodologique. Il exige un préalable : l’édification d’une civilisation planétaire passe d’abord par la restauration culturelle du peuple noir, celle qui lui permet de se réapproprier les idées, les concepts, les symboles, les valeurs, les références tant intellectuelles que morales que lui a légué l’Histoire millénaire du continent. Il dénonce la falsification moderne de l’histoire : "La conscience de l’homme moderne ne peut progresser réellement que si elle est résolue à reconnaître explicitement les erreurs d’interprétations scientifiques. "
(JPG)Alors que Senghor, de mille mots bien sonnés, livre ses " Chants d’ombre ", Cheikh Anta Diop présente sa thèse "Nations Nègres et Culture" en 1954 à Paris où il remet en cause, par une investigation scientifique méthodique, les fondements mêmes de la culture occidentale relatifs à la genèse de l’humanité et de la civilisation. Il développe l’idée de "l’antériorité de la civilisation noire dans le bassin du Nil" . Il insiste sur l’apport constitutif de l’origine noire sur l’Egypte pharaonique à la civilisation de la Grèce et à la pensée universelle.
Les vers de Senghor sont applaudis et font le bonheur des salons. Claudel le reçoit, Malraux le glorifie, Sartre l’interroge. Nulle marque d’estime, en revanche pour Cheikh Anta Diop. Le couperet est raide. Ces propos font l’objet de quolibets, de moqueries. Il est mis au banc'est de l’université française et sénégalaise. Relégué et relégable, il se voit même accuser de racisme.
Que de mondes différents ! Le message Senghorien est serein, docile et lisse. Léopold Sédar Senghor légitime la négritude en ne s’attaquant nullement aux concepts durablement ancrés. Cheikh Anta Diop est la mauvaise conscience de l’Occident. Il perturbe. En élaborant une intelligibilité capable de rendre compte de l’évolution des peuples noirs africains, dans le temps et dans l’espace, il récuse sine die le schéma hégélien de l’histoire humaine. De fait, il dénonce ces faiseurs d’histoire, ces Voltaire, ces Hume, ces Gobineau, cet Hegel qui ont cherché à faire croire que le Noir était un homme sans passé. Qui plus est, il prétend que l’Egypte a été arbitrairement rattachée à l’Orient et au monde méditerranéen.
(JPG)Pour lui, l’ignorance de l’histoire antique des Noirs jointe aux nécessités économiques d’exploitation prédisposaient l’esprit de l’Européen à fausser complètement la personnalité morale du Noir et de ses aptitudes intellectuelles. Comble du cynisme : la colonisation sera présentée comme un devoir d’humanité, en invoquant la mission civilisatrice de l’Occident auquel incombe la charge d’élever l’Africain au niveau des autres hommes.
La bouderie intellectuelle n’est parfois pas vertueuse. Pourquoi a-t-on jeté un tel discrédit sur cet homme sans jamais prendre soin de dialoguer avec'est lui ? Partout, l’homme et sa thèse sont proscrits. Un veto s’oppose implacablement à ce qu’il enseigne à l’Université. En d’autre temps, il eut été condamné en sorcellerie.
Qu’importe ! Le pain moisi peut-être une chance ! Rien de mieux que les arrière-cours pour travailler, aller droit au but. Imperturbable, Cheikh Anta Diop approfondit ses recherches en utilisant toutes les disciplines : archéologie, études de linguistique comparative, datation au carbone 14, études chimiques sur la pigmentation des momies ( on lui refuse même un bout de peau de la momie de Ramsès II qu’il voulait analyser ) et enfin l’étude détaillée de la culture égyptienne, dans ses aspects scientifiques et religieux. Il s’appuie sur d’innombrables témoignages, notamment, ceux de l’auteur grec, Hérodote (484-425 av.J-C) et de la Bible pour insister sur le caractère noir des égyptiens. Il restitue l’histoire telle qu’elle fut. L’Egypte a été le berceau de la civilisation au moment où le reste du monde était plongé dans la barbarie. La Grèce a pris à l’Egypte tous les éléments de sa civilisation jusqu’au culte des Dieux et ainsi de suite, d’héritage en héritage, pour les autres civilisations de l’antiquité.
(JPG)Alors que Senghor multiplie les titres de Docteur Honoris Causa et connaît une éclatante carrière politique. En 1960, il devient le premier Président de la République du Sénégal. Cheikh Anta Diop purge sa peine. Rebelle, il crée un groupuscule, le Rassemblement National Démocratique et, dans son laboratoire, il continue à manier les éprouvettes. Il travaille toujours et toujours plus, comparant les sciences, les mêlant, les disséquant, les interpellant. Dans l’ombre, il attend son heure.
Il n’est déjà plus aussi seul. Au début des années 60, le latiniste et helléniste, Théophile Obenga, lui prête secours dans le cadre de ses recherches sur l’égyptologie et la linguistique. La reconnaissance vient. En 1966, Cheikh Anta Diop partage avec'est Du Bois le prix récompensant l’écrivain qui a exercé la plus grande influence sur la pensée noire au XXème siècle. Mais c’est au Caire, en 1974, lors d’un colloque organisé par l’UNESCO et intitulé : "Le peuplement de l’Égypte ancienne et le déchiffrement de l’écriture méroïtique" qu’il est vraiment pris au sérieux. Toute la communauté scientifique est là. Elle l’écoute, le crible de questions, en redemande. Le doute s’immisce. Le pli est pris.
(JPG)Le colloque du Caire provoque des fissures dans le dispositif d’isolement dressé autour de lui. Jour après jour, colloques après colloques, les découvertes archéologiques, les études linguistiques, les études génétiques, l’examen de la culture matérielle et l’étude de la philosophie confirme la thèse avancée par Cheikh Anta Diop.
Alors que Senghor s’enlise dans la recherche d’une troisième voie " le socialisme africain " placé à équidistance entre " l’individualisme démocratique " du capitalisme et le " grégarisme totalitaire " du communisme, Cheikh Anta Diop devient une référence. Il est admiré pour son obstination, son honnêteté intellectuelle, son refus du compromis, son incorruptibilité et son courage sans défaillance. Il est admiré comme le fut Malcom X, comme l’est Mohammed Ali. L’ostracisme dont il faisait l’objet se rompt peu à peu. En 1981, il est enfin nommé professeur d’histoire associé à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Dakar, vingt sept ans après la parution de " Nations Nègres et Culture. "
(JPG)De son vivant, Senghor a fait l’impasse sur Cheikh Anta Diop. Ou l’inverse. Senghor a longtemps considéré Cheikh Anta Diop comme le leader d’un minuscule parti politique, un opposant - qu’il disait - être à la solde de Moscou. Senghor néglige l’intellectuel, le prend seulement pour un agitateur d’idées par trop irrévérencieux. Cheikh Anta Diop ne s’en formalise guère. Il agit sur d’autres terres et autrement. Qui plus est, lui aussi se désintéresse de l’auteur de " Négritude et Humanisme. " Tout au plus, il ne voit en lui que la bonne conscience de l’Occident.
(JPG)Dans les années quatre vingt, " la parole " de Cheikh Anta Diop s’est tellement répandue que le poète en prend ombrage. De nombreuses universités, notamment américaines, inscrivent les écrits de Cheikh Anta Diop à leur programme alors que la verve Senghorienne vogue inexorablement vers la confidentialité. Senghor perçoit l’inacceptable : Cheikh Anta Diop serait l’intellectuel et lui, le politique. Senghor mesure l’intolérable : Cheikh Anta Diop représenterait à lui seul la dignité retrouvée du peuple noir. Le constat établi, il se retire aussitôt de l’arène politique en abandonnant la Présidence de la République du Sénégal en 1980 pour repartir à la conquête de l’idée. Il parle alors à tous crins du métissage, " valeur montante " de la civilisation de l’universel. Il ennuie. Il n’est pas toujours pris au sérieux. De guerre lasse, l’âge venant, il se retire sur un douillet aventin. Il entre à l’Académie française en 1984.
Il sait qu’il a perdu la première manche, celle des vivants. Il le dit d’ailleurs en filigrane dans son dernier ouvrage de la collection " Ce que je crois. "
La deuxième manche est post-mortem. Ce qui est important dit Chateaubriand, " c’est l’au-delà, ce qu’il reste d’une oeuvre dans la mémoire des hommes. " Demain, les vers de Senghor seront-ils plus lus que les écrits de Cheikh Anta Diop ? Qui se taillera la part de gloire dans l’habit jaune de livres rancis ? Chacun ayant sa part de vérité, nul ne peut le savoir. Lorsque l’Afrique sera définitivement libérée des soupçons infamants qui ont pesé sur elle, alors peut-être la trame poétique de Senghor pourra-t-elle être lue sans arrière-pensée, tout simplement pour la beauté des vers. Et ainsi de conclure que ces deux hommes qui n’ont pas eu le désir de se rencontrer intellectuellement de leur vivant, le feront raisonnablement dans les cieux.
(François de la Chevalerie)
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