Elle a préparé son coup, a fait venir un conseiller dans son bureau. Quand les deux journalistes du Parisien se sont présentés, dimanche 9 décembre, dans son bureau du Quai d'Orsay pour recueillir l'interview qui lui vaut aujourd'hui les vivats de la gauche et la consternation de son camp, Rama Yade était prête à vider sa colère. Les mots ont cinglé : "Le colonel Kadhafi doit comprendre que notre pays n'est pas un paillasson sur lequel un dirigeant, terroriste ou non, peut venir s'essuyer les pieds du sang de ses forfaits."
Maladresse d'une femme de 30 ans guidée par ses seules convictions ou désir de se mettre en scène dans un secrétariat des droits de l'homme où elle peine à exister ? Quoi qu'il en soit, alors que la gauche et les intellectuels tels que Bernard-Henri Lévy avaient pris le prétexte de la visite du Guide de la révolution libyenne à Paris pour mettre Nicolas Sarkozy en contradiction avec'est sa promesse de campagne d'engager la France dans une "diplomatie morale", c'est elle qui aura porté le coup le plus rude.
A la fin de l'entretien, elle a demandé aux journalistes : "Vous ne m'interrogez pas sur la demande de réparation faite par Kadhafi à l'Italie pour la colonisation ?" Sur cette question aussi, elle tenait une nouvelle salve. "Le temps des godillots, c'est fini, explique-t-on dans son entourage. Elle a voulu montrer qu'elle n'était pas aux ordres."
Benjamine du gouvernement, Mme Yade a parfois un peu de mal à accorder l'intitulé de sa fonction avec'est la conversion du président à la Realpolitik. Déjà, en Libye, au mois de juillet, elle n'avait pas masqué son dégoût en serrant la main du colonel Kadhafi, confiant peu après à la presse : "Certains gestes donnent envie de se laver les mains." Le lendemain, M. Sarkozy l'avait recadrée : "Mme Yade fait partie de la délégation et n'a donc'est aucun point de vue divergent."
Sa gêne a encore grandi en novembre. Conviée personnellement par le chef de l'Etat à l'accompagner dans son voyage en Chine, du 25 au 27 novembre, elle apprend par la presse qu'elle ne fait plus partie de la délégation. Le vendredi 23 novembre, un écho du Parisien explique que Rachida Dati aurait obtenu la mise à l'écart de la secrétaire d'Etat aux droits de l'homme. Rama Yade joue les innocentes : "Vous y croyez, vous, à cette histoire. Pourquoi elle ne m'aimerait pas ?" Puis plus sérieuse : "On cherche toujours à monter les gens les uns contre les autres, surtout ceux qui ont un profil similaire. Si on entre là-dedans, c'est toute la cause de la diversité qui recule."
En Algérie, deux semaines plus tard, elle est cette fois du voyage. Mais alors que les ministres et le chef de l'Etat s'amusent dans les ruines de Tipasa, elle affiche une humeur de dogue. Le lendemain, le 5 décembre, alors qu'elle participe au bain de foule du président de la République dans les rues de Constantine, elle se tient dix pas en arrière : "Cela ne veut rien dire. J'en ai marre de ces voyages où tout ce qu'on nous montre est faux. On croit que ces gens-là nous applaudissent, en fait, ils ne veulent que des visas."
Pourtant, elle a suivi les conseils qui lui ont été prodigués dès son entrée au gouvernement. Elle cite le dicton du Quai d'Orsay : "En diplomatie, les mots sont des événements." Mais elle continue d'en snober les usages et reçoit pieds nus, dans son bureau de secrétaire d'Etat.
Sept mois après sa nomination, elle assure n'avoir rien fait jusqu'à présent contre son gré, et n'avoir pas d'ennemi : "Bernard Kouchner recadre ceux qui disent du mal de moi." Elle a appris les difficultés de sa tâche : "Je croyais que le pouvoir était simple, en fait il y a tout un cercle d'emmerdeurs."
Un jour qu'elle se plaignait auprès du président de la République de "n'être qu'un petit ministre", elle s'est entendu répondre d'un ton paternel : "Il n'y a pas de petit ministre." Est-ce pour cette raison qu'elle est sortie de ses gonds ? Pour jouer des coudes à son tour dans la cour médiatique ?
Quand Rachida Dati pose en Dior à la "une" de Paris Match, Rama Yade enfile sa tenue de combat. Lundi 10 décembre au matin, lorsque le chef de l'Etat a découvert la totalité de l'entretien de sa secrétaire d'Etat aux droits de l'homme dans Le Parisien, il a simplement estimé devant son cabinet "que les mots auraient pu être mieux choisis". "Au fond, le président l'adore", dit un proche de Rama Yade.
En la recevant peu après dans son bureau, il lui a demandé, selon Claude Guéant, le secrétaire général de l'Elysée, "d'insérer ses interventions dans le cadre général de la politique étrangère de la France". Une leçon de langue de bois.
A sa sortie, Mme Yade a expliqué qu'elle restait au gouvernement parce qu'on ne "déserte pas en rase campagne". Un beau virage pour elle qui assurait en prenant ses fonctions : "Si un jour je ne suis vraiment pas d'accord, je m'en irai."
A l'Elysée, où l'on aime tirer profit même des situations les plus compromises, quelques-uns pensent que l'incident a servi de "coupe-feu" aux critiques venues de la gauche en l'obligeant, au passage, à afficher sa solidarité avec'est un membre du gouvernement...
Et puis, conclut un conseiller : "C'est génial, ce qui lui arrive. Désormais, elle passera toujours pour une femme d'honneur."
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