Aux yeux de ses parents, M’Bott-le-Crapaud était encore trop Jeune sans doute. Toujours est-il que ceux-ci n’avaient jusque-là jugé utile de lui apprendre que quelques rudiments de ce qui faisait le fondement de la sagesse du clan. S’ils lui avaient conseille de ne point frayer avec Bagg-le-Lézard, qui ne savait que courir tel un esclave faisant une commission pour son maître; s’ils lui avaient, maintes fois déjà, recommandé de se méfier de Djanne-le-Serpent, qui savait, si fort à propos prendre la teinte et la forme d’une liane ; de le fuir même quand il se déshabillait et laissait son boubou contre l’écorce des branches fourchues, ils avaient Juge que ses oreilles étaient encore trop frêles pour lui conter la mésaventure qui arriva à leurs aïeux par la faute de l’un d’eux trop ambitieux; mésaventure où faillit périr, à jamais, tout le peuple des crapauds.
Il y avait de cela des lunes et des lunes, des mares s’étaient remplies de l’eau du ciel et s’étaient desséchées aux ardeurs du soleil, l’on ne savait plus combien de fois ; des générations et des générations de crapauds ont passé depuis sur terre et rempli de leurs voix des nuits incalculables, qui, depuis, sont ailées rejoindre les ancêtres, lorsque l’arrière-arrière-grand-père de l’arrière-arrère-grand-oncle de Mamou-Mamatt M’Bott, l’arrière-grand-père des grands-parents de M’Bott-le-Crapaud avait rencontré sur son chemin la fille du vieux Calao, la terreur du peuple serpent, et en était tombé amoureux. Il avait demandé la fille serpentaire en mariage. On la lui avait accordée.
Un Jour le vieux Calao, dont la vue avait beaucoup baissé, flânant de son pas lent et balancé, avait rencontré sur un sentier un crapaud ; celui-ci n’avait-il pas eu le temps, ou peut-être simplement l’intention de le saluer? (Car il ne faut point croire que tous les crapauds furent toujours, ou sont devenus de nos jours, d’une politesse extrême.)
Le vagabond sautillant ne s’expliqua pas. A supposer qu’il l’eût voulu faire, Calao-le-vieux ne lui en avait pas offert l’occasion ; projetant son long cou sur ce qui bondissait devant ses yeux qui n’étaient plus assez bons, il avait refermé son bec sur le crapaud qui tel une boulette de pâte de mil copieusement enrobée d’une sauce filante de gombo avait suivi docilement le chemin qui mène au ventre.
– Dire, avait pensé Calao-le-vieux, dire que j’ai failli terminer mes jours déjà si longs, sans connaître cette chair succulente, ni le goût du crapaud.
II s’en était revenu au village et avait raconté la chose à son griot.
– Maître, avait dit celui-ci, il ne tient qu’à vous de vous en régaler, toi, tes enfants et tes amis.
– Mais comment faire ? s’enquit le vieux serpentaire.
– Maître, un gendre refusera-t-il jamais à son beau-père une journée de travail au champ ?
– Pas chez nous.
– Ni ailleurs. Maître ! Demande donc au tien de venir payer sa dette de gendre en retournant ton champ. C’est un bon fils dans son village, il viendra avec ses amis et les amis de ses amis.
Il en fut ainsi, quand Calao-le-vieux envoya dire au mari de sa fille qu’il était temps qu’il vînt lui prêter ses bras, car la lune des semailles approchait.
Griots et tam-tams en tête, le gendre avec ses amis, les amis de ses amis et les amis de leurs amis partirent au premier chant du coq de Keur-M’Bott leur village, pour être à Keur-Calao avant leur lever du soleil. Ils y furent de bonne heure, et décidés à abattre une besogne digne d’eux, s’en allèrent tout droit au champ de Calao-le-vieux. Les tam-tams bourdonnaient, et les chants qu’ils rythmaient rendaient agréable le travail. Tam-tams et chants réveillèrent ceux du village, et le premier de tous, le Griot de Calao-le-vieux, qui alla dire à son Maître :
– Maître, je crois bien que votre festin est prêt.
Calao-le-vieux, sa progéniture, ses amis et leur progéniture s’avancèrent lentement vers le champ qu’ils entourèrent de tous côtés ; puis ils bondirent sur les laborieux crapauds occupés à arracher les mauvaises herbes et à retourner la terre- Griots, musiciens et chanteurs ayant été happés les premiers, les tam-tams et les voix se turent et l’on n’entendit plus, un long temps, que le clap-clap des becs qui se fermaient, s’ouvraient et se refermaient.
Sautillant, bondissant, boitant, les pauvres crapauds cherchaient à s’enfuir, pour finir dans la nuit noire des ventres des Calaos.
Seuls, trois d’entre eux, dont l’arrière-arrière-grand-père de l’arrière-arrière-grand-père de Mamou-Mamatt-M’Bott, l’arrière-grand-père des grands-parents de M’Bott-le-Crapaud, purent se sauver et vinrent raconter à Keur-M’Bott leur triste et tragique équipée.
Cette histoire du clan faisait partie de l’enseignement des jeunes crapauds ; mais seulement quand ils étaient sortis de leur première jeunesse. Voilà pourquoi M’Bott-le-Crapaud, trop jeune encore aux yeux de ses parents, ne la connaissait pas encore.
Voilà aussi pourquoi, certainement, à part Bagg-le-Lézard et, Djanne-le-Serpent, il aimait à lier conversation avec n’importe qui ; avec tous ceux qu’il rencontrait ou qu’il rattrapait sur le chemin du marigot ; et il y rencontrait et y croisait beaucoup de monde. Tout ce qui vole, rampe ou marche se rendait en effet au marigot, plus ou moins tôt dans la journée, plus ou moins tard dans la nuit. De ceux qu’il y trouvait ou qu’il croisait sur son chemin, il en était de polis et d’aimables, de bourrus et de grognons ; M’Bott-le-Crapaud saluait chacun et conversait avec certains. C’est ainsi qu’un jour, en le quittant, Yambe-l’Abeille lui dit :
– M’Bott, viens donc un jour jusqu’à la maison partager mon repas.
M’Bott ne se fit pas répéter deux fois l’invitation, car il avait entendu dire que Yambe-l’Abeille savait préparer un mets qu’aucun être au monde ne savait faire.
– Demain si tu veux, si cela ne te gêne pas, accepta-t-il.
– Entendu, à demain !
Le lendemain donc, M’Bott-le-Crapaud, revenant du marigot, ne se dirigea pas vers le vieux canari que ses parents lui avait cédé et qui lui servait de demeure. Il s’en alla, sautillant, plein de joie et d’appétit, vers la maison de Yambe-l’Abeille.
– Yambe, sa Yaram Djam ? (Abeille es-tu en paix ?) salua-t-il.
– Djama ma rek (En paix seulement) lui fut-il
répondu.
– Me voici ! se présenta poliment M’Bott.
– Approche, invita Yambe-l’Abeille.
M’Bott-le-Crapaud s’approcha de la calebasse pleine de miel, sur le rebord de laquelle il appuya l’index de la main gauche, comme doit le faire tout enfant bien élevé. Il avança la main droite vers le repas qui paraissait si bon, mais Yarobe-l’Abeille l’arrêta :
– Oh ! mais mon ami, tu ne peux vraiment pas manger avec une main aussi sale ‘ Va donc te la laver !
M’Bott-le-Crapaud s’en fat allègrement vers le marigot, top-clop ! top-clop ! puis revint aussi allègrement, clop-top ! top-clop ! et s’assit près de la calebasse. Yambe-l’Abeille, qui avait, sans l’attendre, commencé à manger, lui dit encore, quand il voulut puiser dans la calebasse :
– Mais elle est encore plus sale que tout à l’heure, ta main !
M’Bott-le-Crapaud s’en retourna sur le sentier du marigot, un peu moins allègrement, clop-top ! top-clop ! puis revint chez Yambe-l’Abeiile, qui lui refit la même réflexion.
II repartit au marigot d’une allure beaucoup moins vite, clop-top !… top !… clop-top ! Quand il revint de son septième voyage aller et retour, les mains toujours aussi crottées par la boue du sentier et suant au chaud soleil, la calebasse était vide et récurée. M’Bott-le-Crapaud comprit enfin que Yambe-l’Abeille s’était moquée de lui. Il n’en prit pas moins poliment congé de son hôte :
– Passe la journée en paix, Yambe, fit-il, en regagnant l’ombre de son vieux canari.
Des jours passèrent. M’Bott-le-Crapaud, aux leçons des grands et des vieux, avait appris beaucoup de choses; et, sur le sentier du marigot, il saluait toujours chacun et conversait toujours avec certains, dont Yambe-l’Abeille, à qui il dit enfin un jour :
– Yambe, viens donc un jour jusqu’à la maison, nous mangerons ensemble.
Yambe-l’Abeille accepta l’invitation. Le surlendemain, elle s’en alla vers la demeure de M’Bott-le-Crapaud, gentil et vraiment sans rancune, se disait-elle. Sur le seuil elle se posa et salua :
– M’Bott, as-tu la paix ?
– La paix seulement ‘ répondit M’Bott-le-Crapaud, qui était accroupi devant une calebasse pleine de bonnes choses. Entre donc, mon amie !
Yambe-l’Abeille entra, remplissant l’air du bourdonnement de ses ailes, vrrou ! vrrou ! ou !…
– Ah ! non ! Ah ! non ! fit M’Bott-le-Crapaud, Yambe mon amie, je ne peux pas manger en musique, laisse, je t’en supplie, ton tam-tam dehors.
Yambe-l’Abeille sortit, puis rentra, faisant encore plus de bruit, vrrou ‘… vrrou !,.. vrrou… ! vrrrou…!
– Mais, je t’ai dit de laisser ce tam-tam dehors ! s’indigna M’Bott-le-Crapaud.
Yambe-l’Abeille ressortit et rentra, faisant toujours du bruit, vrrou !… vrrou !…
Quand elle rentra pour la septième fois, remplissant toujours le vieux canari du bourdonnement de ses ailes, M’Bott-le-Crapaud avait fini de manger il avait même lavé la calebasse.
Yambe-l’Abeille s’en retourna chez elle jouant toujours du tam-tam. Et depuis ce temps-là elle ne répond plus au salut de M’Bott-le-Crapaud