Vivre seul et se moquer d’autrui, se moquer d’autrui de ses soucis comme de ses succès, c’est là, sans conteste, un sage et raisonnable parti. Mais ignorer absolument les rumeurs, les potins, et les cancans, cela peut amener parfois des désagréments au solitaire.
Si Kakatar-le-Caméléon, le Caméléon sage et circonspect jusque dans sa démarche, avait fraye plus souvent avec les habitants de la brousse ou même avec ceux des villages, il aurait su ce que tout un chacun pensait de Golo-le-Singe. Il aurait connu l’opinion des hommes et le sentiment des bêtes a l’endroit de cet être malfaisant, mal élevé, mal embouché, querelleur et malicieux, menteur et débauché, dont la tête n’était pleine que de vilains tours à jouer au prochain. Il aurait su pourquoi Golo avait les paumes des mains noires à force de toucher à tout, et les fesses pelées et rouges d’avoir reçu tant de coups. Leuk-le-Lièvre lui aurait sans doute dit pourquoi Golo n’était pas un compagnon souhaitable; Thile-le-Chacal, Bouki-l’Hyène et même Bakhogne-le-Corbeau lui auraient appris pourquoi Golo n’était pas à fréquenter assidûment. M’Botte-le-Crapaud lui aurait avoué que, pour sa part, jamais dans sa famille personne n’avait fait de Bagg-le-Lézard son compagnon de route, car il y a compagnon et compagnon; et que sans nul doute, la société de Golo-le-Singe n’était pas faite pour lui, Caméléon.
Mais Kakatar ne hantait pas les mêmes parages que tous ceux-là; et, s’il lui advenait d’aventure d’en aviser un sur son hésitante et titubante route, il savait prendre la teinte des objets qui l’entouraient. Jusqu’à ressembler à l’écorce d’un vieux baobab, aux feuilles mortes qui lui servaient alors de lit, ou aux herbes vertes contre lesquelles il s’adossait.
Un jour, cependant, au bord d’un sentier, Golo-le-Singe, qui passait en gambadant, put distinguer Kakatar collé contre le flanc d’une termitière.
– Oncle Kakatar, as-tu la paix ? salua Golo d’une voix doucereuse.
Force fut au taciturne solitaire, dont l’humeur était moins changeante que la couleur de la peau, de répondre à la politesse. Car » Assalamou aleykoum » n’est pas plus beau que » Aleykoum salam », et l’on doit payer, l’on peut payer cette dette sans s’appauvrir. Et puis, rendre un salut n’a jamais écorché la bouche.
– La paix seulement ! répondit donc Kakatar, de mauvaise grâce, il est vrai. Mais il ne connaissait assez Golo, s’il pensait être débarrassé de lui à si peu de frais.
– Où donc se dirigeaient vos jambes si sages, mon oncle ? s’enquit le curieux.
– Je m’en allais vers N’Djoum-Sakhe, expliqua Kakatar, que le singe approchait de si près qu’il commençait à prendre la teinte du pelage de son interlocuteur. Ce que voyant, et sans doute aussi la ressemblance aidant de leurs queues qui leur servaient à tous deux parfois de cinquième main, Golo se crut autorisé à plus de familiarité :
– Eh bien ! oncle, je t’accompagne et je me ferai facilement à ton allure.
Ils s’en allèrent donc tous deux vers N’DjOuro-Sakhe, Golo essayant en vain, dès les premiers pas de se régler à l’allure balancée et hésitante de son compagnon qui tâtait d’abord l’air et semblait à chaque instant chercher s’il n’y avait pas une épine sur son chemin. N’y tenant plus, Golo se mit à trotter à droite et à gauche, devant et derrière, pour revenir de temps à autre tenir un petit propos à son compagnon.
Le sentier n’était pas long qui menait a N Djoum-Sakhe, mais l’allure de ces voyageurs, dont l’un avait toujours l’air de marcher sur des braises ardentes et sautillait tout le temps et dont l’autre semblait avancer sur un troupeau de hérissons, l’allure de- ces deux voyageurs n’était pas des plus rapides. Le soleil ardait dur et dru au-dessus de leurs têtes qu’ils n’avaient pas encore parcouru la moitié de la moitié du sentier de N’Djoum-Sakhe. Golo et Kakatar s’arrêtèrent à l’ombre déchiquetée d’un palmier, en haut duquel pendait une gambe, une calebasse-gourde.
– Tiens, fit Golo, qui était au courant de tout, tiens, N’Gor espère ce soir une bonne récolte de vin de palme ; mais nous mouillerons bien nos gorges avant lui, car il fait vraiment trop chaud.
– Mais ce vin de palme n’est pas à nous ! s’ahurit Caméléon.
– Et puis après ? interrogea le Singe.
– Mais le bien d’autrui s’est toujours appelé: » laisse « .
Golo ne releva même pas la remarque ; il était déjà en haut du palmier, il avait décroché la gourde et buvait à grands traits. Quand il eut tout vidé du liquide frais, mousseux et pétillant, il laissa choir la gourde, qui faillit écraser son compagnon. Il redescendit et déclara :
– Le vin de palme de N’Gor était vraiment délicieux. Nous pouvons continuer notre chemin, mon oncle.
Et ils repartirent. Ils n’étaient pas encore bien loin du palmier lorsqu’ils entendirent derrière eux des pas plus assurés et plus pesants que les leurs. C’était N’Gor qui avait retrouvé sa gourde en miettes au pied de l’arbre, et non, comme il s’y attendait avec juste raison, là-haut, au flanc du palmier et remplie de vin de palme. Quand Golo, qui s’était retourné, l’aperçut, il pensa tout d’abord à se sauver et laisser son compagnon s’expliquer avec l’homme; mais il n’eût pas été digne de sa race s’il avait agi aussi simplement. Pensez donc ! et si Kakatar s’expliquait avec N’Gor et l’accusait, lui, Golo, qui prenait la fuite, pas assez loin certainement ni assez longtemps sans doute pour ne point tomber un jour ou l’autre entre les mains du saigneur de palmiers. Il s’arrêta donc et dit à son compagnon d’en faire autant, ce qui ne demandait pas beaucoup d’efforts à celui-ci.
N’Gor vint à eux avec la colère que l’on devine :
– On a volé mon vin de palme et cassé ma gourde. Connaissez-vous le coupable, si ce n’est l’un de vous deux ?
Caméléon se tut, se gardant bien d’accuser son compagnon de route.
– Moi, je le connais, fit le Singe.
Kakatar tourna un œil et regarda Golo.
– C’est celui-là, fit ce dernier en désignant d’un index le Caméléon.
– Comment, c’est moi ? suffoqua Kakatar, c’est toi qui l’a bu !
– N’Gor, dit le Singe, nous allons marcher tous les deux, ce menteur et moi, et tu verras que c’est celui qui titube qui a bu ton vin de palme.
Ayant dit, il marcha, s’arrêta bien droit :
– Suis-je ivre, moi ? demanda-t-il, _ puis il commanda : Marche maintenant, toi, Caméléon, toi qui dit ne pas être ivre.
Kakatar avança, puis s’arrêta en titubant, comme le font tous les Caméléons de la terre.
– Regarde, N’Gor, dit Golo, un buveur ne peut se cacher.
N’Gor prit Kakatar-le-Caméléon, le battit vigoureusement et lui dit en l’abandonnant:
– Si je ne t’ai pas tué cette fois-ci, remercie le bon Dieu et ton camarade.
N’Gor s’en retourna vers son palmier, et les deux voyageurs reprirent leur chemin. Vers le soir, ils atteignirent les champs de N’Djoum-Sakhe.
– J’ai froid, dit Kakatar, nous allons, pour me réchauffer, mettre le feu à ce champ.
– Non pas, certes, dit le Singe.
– Je te dis que nous allons incendier ce champ, affirma Caméléon, qui alla chercher un tison et mit le feu au champ.
Mais il n’en brûla qu’une partie et le feu s’éteignit vite. Les gens de N’Djoum-Sakhe avaient cependant aperçu la flambée. Ils étaient accourus et s’informaient:
– Qui a mis le feu à ce champ ?
– Je ne sais pas, j’ai vu la flamme et je me suis approché, déclara Kakatar.
– Comment ? s’étonna le Singe, tu ne veux pas insinuer que c’est moi qui ai incendié ce champ ?
– Puisqu’il ne veut pas avouer que c’est lui le coupable, regardez donc nos mains.
Ayant dit, le Caméléon tendit ses mains, la paume en était blanche et nette.
– Fais voir les tiennes maintenant, toi qui dis ne pas être l’incendiaire, commanda Kakatar.
Golo tendit ses mains, la paume en était noire comme celle de toutes les mains de tous les singes de la terre.
– Regardez, triompha le Caméléon, l’incendiaire ne peut se cacher.
On attrapa Golo, qui se souvient encore certainement de la correction qu’il reçut et qui, depuis ce temps-là, ne fréquenta plus jamais Kakatar-le-Caméléon.