Le 11 septembre 1973 (date du coup d’Etat de Pinochet contre Allende au Chili), l’Abrincate prend un vol UTA Paris-Yaoundé, pour deux ans de “Service National Actif”, comme enseignant dans les classes de Terminales dans un lycée du Cameroun, à Ebolowa – 170 kms au sud de Yaoundé. Arrivé sur place, au milieu de nulle part dans la forêt équatoriale, le Proviseur nous demande … d’improviser l’enseignement de l’Histoire pour cause de désistement du professeur annoncé. Quel programme ? L’histoire de l’Afrique… En catastrophe, avec quels ouvrages préparer les cours ?
Dans une librairie de Yaoundé, un seul ouvrage disponible : “L’histoire de l’Afrique Noire” (Ed.Hatier), paru l’année précédente, et écrite par un dénommé Joseph Ki-Zerbo.
Une véritable révélation : l’ouvrage fut dévoré en quelques jours. Un style clair, une Histoire racontée… comme une histoire – et ce fut un vrai plaisir d’utiliser ce chef-d’oeuvre pédagogique pour transformer en passion ce qui aurait pu être une corvée : découvrir un sujet en même temps qu’on l’enseigne…
Joseph Ki-Zerbo est décédé le 4 décembre 2006.
Avoir pu lui serrer la main lors d’un Salon du Livre de Genève en 2004 fut l’occasion de lui exprimer une sincère gratitude, non pas tant d’avoir suppléé à une ignorance dans l’urgence, que d’avoir pu découvrir l’Afrique avec son oeuvre. Déjà vieillard, il tenait pourtant à se lever – lentement – pour saluer chacun de ses interlocuteurs, et faire face à ce géant dont la parole douce, lente et le ton modeste contrastaient avec la force et la dignité qui émanaient de ce personnage, était impressionnant.
Né en 1922, en Haute-Volta, devenu Burkina-Faso, son père était connu comme le premier chrétien du pays…
Il passe son baccalauréat à Bamako (Mali), suit des études d’histoire à Paris : ” J’ai fait toutes mes études avec des manuels français. Il n’y avait rien dans le programme concernant l’Afrique. Petit à petit, cette exclusion m’est apparue comme une monstruosité.”
Il devient donc le premier africain à passer l’Agrégation d’Histoire à la Sorbonne. Il enseigne à Orléans, à Paris puis à Dakar à la fin des années 1950. Il crée alors le MLN (Mouvement de Libération Nationale), avec comme programme… rien de moins que : l’indépendance immédiate, les Etats-Unis d’Afrique et le socialisme.
“Vaste programme”, aurait dit l’autre…
Très actif dans l’opposition au premier Président de la Haute-Volta, il est élu député en 1970, part en exil en 1983 à la prise du pouvoir par Thomas Sankara pour revenir en 1991 et fonder en 1993 le PDP (Parti pour la Démocratie et le Progrès), membre de l’Internationale Socialiste.
Grand historien de l’Afrique, mais aussi grand mobilisateur d’énergie, il disait :
“Il n’y a pas de développement clés en mains, mais clés en tête”.
“Ce qui manque à l’Afrique, c’est une pensée stratégique et globale avec des objectifs précis”.
“On ne développe pas, on se développe.”
“Sans identité, nous sommes un objet de l’histoire, un ustensile utilisé par les autres.”
Et surtout le slogan qu’il n’a cessé de lancer dans toutes ses diatribes contre les abus de pouvoir en tous genres : “Naan Lara, An Saara”, ce qui signifie : “Si nous nous couchons, nous sommes morts”.
Ayant créé et animé un parti politique, à la question : “Comment gérer les tractations entre les courants du parti ? “, il répondait : ” Tantôt en douceur, tantôt par la négociation, tantôt en catimini, tantôt en pleinière, tantôt fraternellement, tantôt avec fracas : bref, démocratiquement, avec la sanction du vote au scrutin secret.”
A bon entendeur…
On rappelle toujours, à juste titre, le proverbe africain bien connu : “un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle“. Joseph Ki-Zerbo a cependant laissé de nombreux écrits. On trouvera ci-dessous de larges extrait d’une préface écrite en 2000 (à 78 ans) qui aurait tendance à illustrer plutôt cet autre proverbe africain :
” Le vieillard assis voit plus loin que le jeune debout“.
Ce texte semble long, mais Ki-Zerbo n’était pas de la génération qui pensait exclusivement par emails ; ses analyses ci-dessous devraient intéresser celles et ceux qui s’inquiétent des conséquences de la mondialisation (= libéralisation de l’économie mondiale) sur l’éducation.
“L’éducation en Afrique, ce n’est pas encore l’école africaine. L’école est située en Afrique, mais elle ne conduit pas encore vraiment à l’Afrique. Il arrive plutôt qu’elle entraîne, qu’elle propulse hors d’Afrique les meilleurs jeunes cerveaux de ce continent pour les fixer en Occident, en vue de parachever leurs études et aussi hélas, de s’y installer pour la vie. Non pas tellement par attraction pour l’Europe ou l’Amérique du Nord, mais par rejet et répulsion de l’Afrique.
Là aussi, notre continent dépense et capitalise pour les dernières années de sélection de la matière grise, mais cette valeur ajoutée mentale qui est la valeur des valeurs va profiter aux autres.
Les “fils à papa” qui sont les mieux placés dans cette fuite en avant, vont échapper à l’Afrique. Même les étudiants et futurs cadres qui poursuivent et achèvent leurs études en Afrique restent affectés d’un “occidentalocentrisme” qui dénote que leur esprit est déjà ailleurs, que s’ils demeurent retenus chez eux, par le mental, ils ont déjà opérés une migration vers le “pôle Nord” de la planète.
Au total, l’éducation, qui devrait jouer un rôle de déclencheur dans la réaction en chaîne positive du cycle vertueux de la démocratie et du développement, continue de remplir la fonction de chaînon négatif dans le cercle vicieux structurel du mal africain.
On semble en prendre son parti. On affiche de moins en moins fort la volonté d’éradiquer l’analphabétisme, sauf par des slogans rituels qui prennent l’allure d’incantations. C’est pourquoi l’on peut valablement se poser les questions suivantes : l’école et même l’éducation en Afrique ne sont-elles pas appelées à remplir une mission impossible ?
(…)
D’abord la famille. Celle-ci est la matrice de la société, la génitrice presque naturelle de l’éducation. L’accouchement est ainsi le premier moment de l’initiation humaine, premier chapitre de l’Histoire parce qu’il fournit à chacun un “logiciel” unique pour comprendre et transformer le monde, pour s’accomplir soi-même par la conscienc et la culture.
La famille est le cadre majeur de l’éducation dans les années de la petite enfance, reconnues aujourd’hui comme la phase cruciale et presque définitive des efforts de l’apprenant humain. Car c’est le moment où il est doté en quelques années des éléments d’un code puissant à caractère culturel, mais quasi-génétique et inamovible, (qui) n’exclut pas les mutations ultérieures, y compris par “lavage de cerveau”.
Or la famille africaine, comme dans les autres continents, est en voie de désagrégation. D’une société précédemment structurée de telle sorte qu’on n’y trouvait pas d’orphelins, parce que le statut de grande famille s’y opposait, on est passé à une situation où on les compte par milliers, par dizaines de milliers ; et nombre d’entre eux se trouvent même abandonnés.
Non seulement les parents s’en remettent à la télévision pour pour distraire et instruire, former (ou déformer) leurs enfants, mais les maîtres, peu ou mal formés, mal payés, s’éloignent de la déontologie de leur métier devenu un simple gagne-pain.
(…) La cause des femmes, malgré quelques progrès apparents dans les villes, accuse des retards spécifiques graves qui atteignent par des “frappes chirurgicales” la gent féminine en particulier. Les choses dans ce domaine progressent avec une lenteur géologique. La femme demeure le “fusible” principal dans les épreuves, tensions et conflits socio-politiques. (…)
Le cercle vicieux fondamental se situe entre le déficit de savoirs et le développement. Car celles qui sont en principe les mieux placées pour briser ce cercle en sont les premières victimes. Les femmes sont pauvres parce qu’elles sont ignorantes et ignorantes parce qu’elles sont pauvres. Mais, on le sait, au-dessus et au-delà du savoir et de l’avoir, il y a le pouvoir. Quel pouvoir brisera ce cercle vicieux ?(…)
On a cru un moment que la décentralisation du pouvoir pourrait profiter davantage aux femmes. Encore faut-il que la décentralisation, la responsabilisation des bases et des collectivités locales ne soit pas une coquille vide abandonnée par l’Etat sans auto-financement possible(l’avoir) et sans autogestion (le pouvoir), avec en sus une prévalence des préjugés traditionnels(le savoir) à la base du corps social. (…) C’est précisément à ce niveau que sévit surtout la paupérisation, tueuse structurelle de l’école, mais elle-même produit structurel d’un “Plan d’Ajustement Structurel”.
L’aptitude des femmes à créer leur propre emploi dans le cadre de l’économie populaire plaide pour que, durant quelques générations, une discrimination positive leur soit appliquée.
Cela n’est que justice et non privilège.
Cela n’a rien à voir avec le slogan de la “professionnalisation” de l’école ou de l’Université, qui prétend générer des capacités ajustées au Marché ; comme si le marché était un récipient inerte attendant qu’on le remplisse. Comme si le marché en Afrique n’était pas souvent un marché captif télécommandé par des opérateurs géants à visée monopolistique. Comme si derrière la “main invisible” du Marché il n’y avait pas presque toujours la main trop visible de la loi du plus fort. (…)
Au-delà de la famille et de son noyau central qu’est la femme, les parties prenantes les plus décisives de l’acte éducatif en Afrique, ce sont l’Etat, le secteur privé et le corps enseignant.
Mais l’Etat se désengage financièrement et surtout brade au plus offrant son autorité comme pilote de la reproduction sociale. Or cette autorité ne peut être reprise par le secteur privé, préoccupé avant tout de gestion profitable ou d’objectifs particuliers respectables mais non généraux.
Pour l’autorité de l’Etat, il n’y a pas de repreneur à la mesure de l’enjeu et du statut, car l’Education relève non seulement de la souveraineté mais aussi de l’identité. On devrait lui accorder au moins autant d’importance qu’à la Défense Nationale. Mais aujourd’hui, les Etats africains se suicident sur l’autel de la croissance à court terme. L’Etat africain est à peine ou pas du tout constitué, qu’on lui enjoint de renoncer au pouvoir, c’est à dire de se suicider.
Le Privé multiforme va envahir l’espace abandonné par l’Etat. Mais pour quoi faire ? (…) Les résultats du privé ont tendance à s’aligner sur les normes du marché, reproducteur de la classe dominante dans des établissements haut-de-gamme, et formateur de la main- d’oeuvre dans les écoles “ordinaires” : à l’image de la “société duale” et antagoniste que l’Afrique produit aujourd’hui, avec les laboratoires et les cliniques de luxe côtoyant les hôpitaux de misère. L’offre de savoir, comme l’offre de soins, est à la hauteur des bourses des élèves et des patients.(…) Dans un pays comme le Burkina-Faso, où la moitié des gens sont pauvres, la qualité de l’éducation établie au gré du marché, même corrigé, “ajusté” par l’aumône internationale, est et restera pauvre. C’est ainsi qu’on a justifié la dévaluation du franc CFA au nom de la “vérité des prix”. Les Programmes d’Ajustement Structurel peuvent bien revenir a posteriori avec des plans de réduction de la pauvreté et de l’analphabétisme : ce sont des pommades cosmétiques qui ne font que corriger les grimaces du système…
Dans ce cadre-là, la qualité des enseignants risque d’être structurellement compromise. Qui gardera les gardiens ? C’est pourquoi nous disons que l’éducation, comme la santé, ne sont pas des biens marchands comme les autres. Elles relèvent de l’être même des individus et des sociétés.(…)
“Le vieillard, disent les Bambaras, vaut mieux que son prix.”
Il en va de même pour l’enfant dans le secteur dit budgétivore de l’Education.
L’élève assis sur son banc vaut mieux que son prix. “
(Préface de “Education, famille et dynamiques démographiques“, CICRED, Paris 2003 – pages 7 à 15)