Dans ce royaume où les femmes, soeurs ou mères de roi exerçaient un rôle influent, Ndete Yalla, s’étant substituée au Brak (roi) Mody Malick, jugé trop apathique pour faire face aux pressions extérieures, décida de mener une politique à la fois prudente et énergique afin de préserver la cohésion de ces îlots sur lesquels s’étendait son autorité.Théâtre d’âpres confrontations, les côtes sénégalaises avaient représenté pendant près de deux siècles l’un des enjeux les plus disputés du contrôle de la traite atlantique. Portugais, Hollandais, Anglais et Français s’étaient opposés tour à tour pour établir leur domination sur ce haut lieu du ravitaillement en esclaves, ouvert sur l’Atlantique et à mi-distance de la métropole et des Antilles. Lorsqu’il apparut que le fleuve pouvait servir de point d’appui à la conquête française et constituer un axe stratégique de pénétration de l’Ouest africain, la ville de Saint Louis se métamorphosa. D’entrepôt d’esclaves, elle devint une plaque tournante pour les exportations de produits tropicaux vers l’Europe et l’introduction de biens manufacturées (fusils, poudre, étoffes, eau de vie, pacotilles) dans l’intérieur du continent.
Jusqu’à la mise en place du chemin de fer, le commerce intérieur se faisait essentiellement par voie fluviale. Les péniches, conduites par des laptots (mariniers) sénégalais, se déplaçaient en convois vers les marchés indigènes postés le long du fleuve. C’est dans ces escales, véritables centres de collecte où les villageois des environs venaient écouler des produits exotiques très recherchés en Europe, que les négociants français accompagnés de leurs interprètes, assuraient leur ravitaillement en or, épices, peaux, défenses d’ivoires, plumes d’autruche et gomme arabique. Longtemps monopole du commerce saint-louisien, la gomme arabique, produite par les paysans à partir d’une variété d’acacia, suscitait une forte demande en métropole pour la confiserie, les produits médicinaux, l’imprimerie, ainsi que pour la fabrication de tissus, de colles, de cirages et d’encres.Les ambitions françaises sur cette zone étaient donc claires : briser ceux qui risquaient d’entraver leurs activités commerciales et freiner l’expansion coloniale. Un préalable à la mise en valeur territoriale qui allait offrir aux Européens des infrastructures modernes et un meilleur confort de vie. Viendrait ensuite le développement de cultures d’exportations, en particulier arachidières, pour les huileries et savonneries de la métropole en pleine révolution industrielle. Des fortins armés furent donc édifiés le long du fleuve pour protéger les escales et faire passer le trafic fluvial sous contrôle français. Bien entendu, ces tentatives d’implantation se heurtèrent à l’hostilité des royaumes locaux qui y pressentaient la perte de leur souveraineté.
De leur côté, les Maures n’étaient pas du tout disposés à céder leur leadership sur la vallée du Sénégal à ces Blancs qui venaient les concurrencer directement dans le commerce très lucratif de la gomme. Même si chaque année à la saison sèche, ils quittaient la Mauritanie voisine et traversaient le fleuve pour aller razzier des villages sénégalais dont ils vendaient les habitants sur les marchés d’Afrique du Nord, ils commerçaient aussi avec ces gens. Se faisant plus menaçants envers les populations noires pour les empêcher de privilégier les échanges avec les Blancs, ils accentuèrent aussi leur pression sur les Européens qu’ils rançonnaient aux escales ou dont ils arraisonnaient les caboteurs chargés de marchandises. Ces tensions étaient en fait inévitables du fait de la coexistence, sur un même créneau (esclaves, or, ivoire, gomme arabique, etc.), de deux réseaux de distribution concurrents dépendant des mêmes fournisseurs locaux. Le commerce transsaharien, dirigé vers l’Europe et l’Orient via le monde méditerranéen, n’était de plus de taille à lutter contre la traite maritime contrôlée par les Européens entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.La linguère qui vivait sur un grand îlot bordé par le lac Paniefoul était bien consciente des convoitises que suscitait son royaume. « Nous n’avons fait de tort à personne, écrivit-elle en 1847 au gouverneur de Saint-Louis. Ce pays nous appartient et c’est à nous de le diriger. C’est nous qui garantissons le passage des troupeaux dans notre pays. Pour cette raison, nous en prenons le dixième et nous n’acceptons jamais autre chose que cela. Saint-Louis appartient au gouverneur, le royaume du Cayor appartient au Damel (Damel, Brak : titres royaux) et le Walo appartient au Brak. Que chacun de ces chefs gouverne son pays comme bon lui semble. »
C’est vers cette époque, plus précisément en septembre 1850, que lui rendit visite l’Abbé David Boilat, un métis franco-saint-louisien, missionnaire de son état, qui nous a laissé un passionnant récit de cette rencontre ainsi que des portraits illustrés du couple royal.
La reine le reçut dans sa concession, entourée de ses dames de cour en tenue d’apparat. Vêtue d’une camisole de couleur vive brodée de fils d’or et portée sur un pagne chamarré, elle fumait une longue pipe noire. Ses cheveux tressés et ornés de pépites d’or étaient enserrés dans un foulard noué en cône, très haut sur la tête. Sur le buste s’entremêlaient des colliers en or et des amulettes recouvertes de cuir. Elle leva la main en signe de bienvenue, faisant cliqueter les bracelets torsadés assortis à ses boucles d’oreille en or et ses bagues serties d’ambre et d’agate. A l’approche du visiteur, son sourire s’ouvrit sur des dents nacrées que le contraste des gencives noircies au henné rendait plus éclatantes. D’une voix légèrement voilée, la reine invita le missionnaire à prendre place face à elle. Elle lui posa de nombreuses questions sur le rôle des missionnaires et sur les modes de vie en France, les types de gouvernement et les activités économiques. L’interprète traduisait avec rapidité. Le Morosso Tassé Diop, époux de la reine, se montra quant à lui curieux des forces militaires dont disposait cette puissance et des dernières inventions européennes en matière d’armement.
Pendant près de dix ans, Ndete Yalla parvint à maintenir son royaume dans une paix illusoire. Mais les frictions ne cessaient de se multiplier avec le comptoir de Saint-Louis du fait notamment de conflits fonciers dus à l’appropriation intempestive par des planteurs français de terres appartenant à ses sujets. De plus, face aux avancées progressives de l’armée coloniale dans la région, les commerçants de Saint-Louis commençaient à refuser de payer les redevances dues au Walo pour se déplacer sur le fleuve et commercer sur ce territoire. Privé d’un impôt indispensable, le pays s’engagea sur le chemin de la résistance. Dans une lettre très ferme au gouverneur de Saint-Louis, Ndete Yalla exigea l’évacuation des parcelles sises autour de la ville coloniale et relevant de sa souveraineté. Elle interdit en outre tout commerce européen sur les escales de son royaume, au grand dam des traitants blancs.
C’est l’occasion que saisira le chef de bataillon de génie Louis Faidherbe, qui venait d’être nommé gouverneur du Sénégal. Arrivé à Saint-Louis en 1854, ce polytechnicien ami de Victor Schoelcher le chantre de l’abolition de l’esclavage, donnait l’impression, avec sa moustache rigide et ses lunettes cerclées de fer, d’un homme autoritaire et déterminé. La révolte de la reine Ndete Yalla lui offrait donc un prétexte pour défaire le récalcitrant Walo, s’emparer des royaumes voisins du Baol et du Cayor et tenter un coup de force décisif contre les Maures qui s’étaient mis à soutenir la fronde des chefferies locales.
Par un petit matin de février 1855, il quitta Saint-Louis, armé de puissantes canonnières et d’une colonne de quatre cent soldats, dont le premier corps de militaires africains qu’il venait de créer sous le nom de tirailleurs sénégalais. Dans les villages proches de Saint-Louis, les tam-tams de guerre se mirent à battre précipitamment pour prévenir les gens du Walo de l’expédition qui se préparait. En dix jours de marche, Faidherbe, pratiquant la politique de la terre brûlée qui lui avait réussie en Algérie, dévasta tout sur son passage malgré la vaillante résistance des guerriers du Walo.
Les troupes françaises incendièrent vingt-cinq villages, pillèrent les récoltes, capturèrent de nombreux troupeaux de moutons, d’ânes et de chevaux et emportèrent, selon la comptabilité méthodiquement établie par l’intendance militaire, deux mille bœufs pour les Blancs de Saint-Louis qui craignaient de manquer de lait et de beurre en raison du conflit. Sentant sa cause perdue, la linguère Ndete Yalla trouva refuge dans le Cayor où elle tenta d’organiser la résistance avec son fils Sidia. Mais, brisée par le chagrin, c’est dans cet exil qu’elle mourra en décembre 1856, après vingt deux ans de règne.