Le débat sur l’Afrocentricité mobilise désormais une grande partie des militants de la cause dite africaine, ou de la cause noire, débat passionné auquel s’invitent des prises de paroles très hasardeuses émanant d’Africains et d’Afrodescendants francophones ayant tardivement pris un train en marche, ébranlé il y a plusieurs décennies aux USA. D’un autre côté, les médias et supposés chercheurs européens et / ou eurocentriques n’ y sont pas allés avec le dos de la cuillère préférant la caricature à l’analyse rigoureuse, confortés en cela par bien des nègres de services sur lesquels il n’est pas besoin de s’étendre.Le fait est que le mot [afrocentricité] galvaudé est tiraillé dans tous les sens et le long du non sens par ceux qui souvent s’en prétendent le plus proche. Or du point de vue des universitaires africains américains qui ont forgé le terme «afrocentricty» dans les années 60, il s’agissait d’une reconstruction identitaire et intellectuelle mettant l’Afrique au centre des préoccupations, des références de la diaspora africaine américaine, une théorie du changement révolutionnaire vers l’Afrique-centre.
L’universitaire le plus représentatif et le plus prolifique de cette démarche, le professeur Molefi Kete Asante a produit une élaboration très fine de ce concept, qu’il différencie de l’africanité, ou même de l’authenticité. Ces dernières, selon lui traduisent une proximité à la culture africaine, une manipulation plus ou moins intensive des objets culturels africains, mais le plus important en afrocentricité est de l’ordre de l’intellect et du mental. C’est le fait d’avoir l’Afrique, ses valeurs, symbolisées par la Maat pharaonique mais pas exclusivement -le Kwanzaa fait référence à des valeurs d’Afrique de l’Est-, au centre de se soi, c’est-à-dire d’être mentalement orienté vers l’Afrique, mû par le continent comme référence-centre.
L’Afrocentricité est donc une disposition d’esprit, une structure mentale, une orientation psychologique engendrant des changements comportementaux s’appliquant à tous les actes du vivant, du pain quotidien à la politique, l’économie, la culture, la science, la littérature, les loisirs. Bien que le savant sénégalais Cheikh Anta Diop ne s’en soit pas lui-même réclamé, les penseurs de l’afrocentricité en font le chercheur afrocentrique par excellence tant sa démarche, qui a renouvelé et densifié leurs arguments, leur semble s’accorder avec cette philosophie et centralité. L’Afrocentricité ainsi définie n’est pas une doctrine anti ou contre l’Occident, l’Europe, ni encore moins une hiérarchisation des sociétés humaines, loin s’en faut.
Il y a beaucoup de domaines qui pourraient être discutés, le rapport à la religion, le rapport aux philosophies issues de la Grèce antique et celles plus contemporaines, mais une de celles qui paraît revenir sur le devant des propos est celle de la territorialité.
Pour nombre de commentateurs, les Africains de la Diaspora auraient pour mission exclusive d’œuvrer à la construction de l’Afrique, ce qui est au moins admissible. Mais de cette proposition d’aucuns tirent que du point de vue afrocentrique, les Africains et Afrodescendants devraient s’investir physiquement en Afrique et ne devraient s’investir qu’en Afrique. Ce qui pose problème puisque l’Afrocentricité est une structure mentale, une attitude, un ensemble d’attitudes de l’esprit traduisant une «localisation psychologique» et pas physique. A priori donc cette proposition est fausse si l’on en réfère au concept d’afrocentricité stricto sensu.
Plus encore, après les grandes migrations historiques et les déportations négrières, le phénomène de re-diasporisation en cours, par les flux de mondialisation et l’expulsion des Africains de leur continent par les politiques prédatrices et criminelles impliquant leurs classes dirigeantes, redéfini les rapports physiques des Africains à leur continent.
Il n’est pas vrai d’imaginer que les seules actions pertinentes des Africains pour leurs pays se réduisent à des actions locales. L’observation de l’efficacité des diasporas chinoises, arméniennes, juives, libanaises entre autres montrent qu’elles sont parties prenantes des dynamiques nodales affectant leurs pays tout en vivant à l’extérieur. Il y a fort à parier que plus les Africains et Afrocentriques gagneront en droits et en influence dans les pays occidentaux où ils vivent, et plus le regard sur l’Afrique se modifiera spontanément, et plus ils pourront impacter démocratiquement, par des actions citoyennes, l’avènement de régimes politiques africains ayant l’intérêt commun en projet.
Il semble bien que le mouvement de diasporisation, s’il prend conscience de sa force et s’organise en conséquence puisse jouer un rôle éminent, délié des contraintes locales, fixé dans des zones mondiales de grande accumulation économique -même si les positions sociales demeurent subalternes- et admirablement placé pour redonner un souffle aux logiques panafricaines et pan-nègres.
La relation entre l’afrocentricité et la territorialité doit donc intégrer l’atout que peut représenter les forces extérieures d’un monde tout-intérieur, en évitant les fuites en avant du « grand soir » africain, du «combat final» en Afrique alors que le terrain de bataille est partout et nulle part, alors que victoires et défaites se cumulent quels que soient les lieux. L’Afrocentricité n’est pas un rendez-vous galant, dans une place rêvée, en tout état de cause il ne saurait être le prétexte à surseoir aux luttes quotidienne au prétexte du territoire. Un point politique de gagné en diaspora pourrait en équivaloir dix de rapportés en Afrique.
Il est aussi envisageable que des Afrocentriques conçoivent leur existence dans leurs lieux de naissance ou d’épanouissement professionnel, en entretenant des rapports économiques, culturels, religieux, familiaux …. étroits avec l’Afrique, plus ou moins sans lien de territorialité.
L’Afrocentricité, qui se différencie de l’afrocentrisme, trouvaille européocentrique méprisante voulant réduire les élaborations des Afrodescendants à des frustrations et surcompensations psychologiques, est d’une exigence inversement proportionnelle à sa simplicité d’appréhension. Car la localisation mentale africaine pose le problème de quelle Afrique, et les situations rencontrées dans une vie contemporaine en Europe ou aux Etats-Unis ne se prêtent pas trivialement à la reconstitution d’un standard africain.
La question reste donc ouverte mais il semble bien que l’Afrocentricité née en Diaspora, ne pourrait prôner l’inaction sur les lieux où elle est apparue et s’est établie.