Deux jeunes chercheuses, Audrey Verdier-Chouchane, économiste à la Banque africaine de développement, et Valérie Bérenger, université de Nice, ont mis au point un nouvel indice permettant de mesurer d’une manière plus fine les inégalités de genre. Elles expliquent l’intérêt de ce nouvel indice dans cette interview accordée au journal interne de la Bad, La banque qui bouge. Extrait.
Question : Vous avez développé un nouvel indice permettant de mesurer d’une manière plus fine les inégalités de genre. Pourquoi ce nouvel indice alors que les économistes utilisent déjà les indices de genre élaborés par le Pnud ?
Réponse : Effectivement, nous avons voulu dépasser les indices du Pnud, l’indice sexsospécifique de développement humain et l’indice de participation des femmes, les deux indices du Pnud qui sont sujets à beaucoup de critiques. Nous sommes donc parties de cette idée de faire mieux que le Pnud et de voir également ce qui avait été fait par les autres au niveau de la mesure des inégalités de genre ; ce qui nous intéresse, c’est de mesurer cet écart qui existe entre les hommes et les femmes. (…) Nous essayons donc de faire le tour de ce qu’il est possible de faire pour mesurer ces inégalités. L’idée qui ressort de tout cela, c’est que finalement plus les inégalités entre les hommes et les femmes sont fortes, plus la qualité de vie des femmes est faible.
Question : Sur quoi vous êtes-vous appuyées pour élaborer votre nouvel indice ?
Réponse : Nous incluons beaucoup de paramètres dans l’indice de qualité de vie des femmes. Nous incluons par exemple le bien-être des enfants. Mais avant d’arriver à l’indice de qualité de vie des femmes, il est bon de rappeler les mesures de l’inégalité en soi que nous avons faites, l’écart de genre entre hommes et femmes. Nous en avons un premier qui dépasse l’indice sexsospécifique de développement humain, qui est l’indice d’écart relatif de genre. Cet indice ne s’intéresse pas au fait de savoir si les désavantages vont à l’encontre des hommes ou à l’encontre des femmes comme l’indice sexsospécifique de développement humain. Il apporte des informations complémentaires voire supplémentaires par rapport à l’indice sexsospécifique de développement humain, parce qu’il n’est pas lié au niveau de développement, il n’introduit pas ce biais qui constitue l’une des critiques que l’on adresse à l’indice sexsospécifique de développement humain. Les deux autres indices reposent sur le même principe puisqu’ils partent du constat que bien que les inégalités de genre ne renvoient pas au fait d’être un homme ou une femme, ce sont néanmoins les femmes qui sont les premières victimes des inégalités. Notre nouvel indice va uniquement tenir compte des désavantages qui affectent les femmes ; il permet en fait de mesurer l’ampleur des inégalités qu’elles subissent. Il apporte donc des informations nouvelles (…), mais ces mesures d’inégalité, tout en dépassant l’indice sexsospécifique de développement humain, ne sont pas satisfaisantes, car ces mesures d’inégalité supposent que l’on disposent généralement d’indicateurs sexués pour les hommes et pour les femmes. Or lorsque nous regardons les bases de données du Pnud, il y a des indicateurs qui renvoient à des spécificités propres aux femmes, notamment au fait qu’elles jouent un rôle en tant que procréatrices et dispensatrices de soins. C’est ce qui nous amène à développer un indice de qualité de vie des femmes. Il s’agit en fait d’un indice qui n’est pas forcément différent de l’indice de développement humain, mais qui a l’avantage de l’appréhender sous l’angle féminin.
Question : Qu’englobe votre indice ?
Réponse : Il introduit une dimension intergénérationnelle, c’est-à-dire qu’il n’apprécie pas uniquement le bien-être des femmes, mais il intègre également leur rôle en tant que mères. Il intègre ainsi des indicateurs relatifs aux enfants. Il s’agit donc du taux de mortalité maternelle, de l’espérance de vie, du taux de scolarisation, du taux d’alphabétisation, du pourcentage de sièges au Parlement, du taux d’activité économique et d’un indice qui permet de mesurer le contrôle que les femmes ont sur la procréation, qui est un indice relatif à la politique d’avortement ; pour les indices relatifs aux enfants, nous incluons le taux brut de scolarisation au primaire, le travail des enfants et les enfants souffrant d’insuffisance pondérale. Ces indicateurs sont des indicateurs de résultats humains, nous les avons sélectionnés sur la base d’une approche théorique (l’approche des capabilités de Sen). Notre indice de qualité de vie des femmes a par ailleurs le mérite de s’inscrire dans le cadre d’une approche durable et soutenable du développement humain.
Question : En appliquant votre indice à l’analyse des inégalités de genre, sentez-vous une différence dans le classement des pays par rapport à l’utilisation des indices du Pnud ?
Réponse : Oui. Par rapport aux indices d’inégalité que nous avons construits, nous avons remarqué que l’indice de développement sexospécifique du Pnud était très fortement corrélé à l’indice de développement humain, ce qui se conçoit puisqu’il s’agit tout simplement d’un indice de développement humain qui est ajusté aux inégalités de genre. Il est donc logique qu’on trouve une très forte corrélation. Par ailleurs, l’indice sexsospécifique est très fortement corrélé au PIB/tête. Notre indice en revanche est faiblement corrélé au PIB et plus faiblement corrélé à l’indice de développement humain : nous l’avons abordé comme une mesure d’inégalité en soi.
Question : Pensez-vous que l’indice que vous avez élaboré sera adopté par la communauté internationale ?
Réponse : Ecoutez, nous sommes aujourd’hui là, à Addis-Abeba, pour le présenter justement devant les pays, devant les représentants des banques centrales, des ministères des finances, devant des chercheurs, devant des dirigeants politiques et devant la communauté scientifique internationale. Nous sommes vraiment très curieuses de voir les premières réactions, d’avoir les premiers commentaires, les premières suggestions. Ce que nous pouvons dire, c’est que nous avons réussi – et je pense que nous pouvons en être fières – à dépasser les critiques que les chercheurs adressaient aux indices du Pnud. Maintenant, va-t-on reconnaître demain notre indice comme étant un indice révolutionnaire ? Peut-être pas, mais en tout cas utile et sujet à certaines améliorations, et c’est vraiment ce que nous sommes venues chercher : publier nos recherches en intégrant les améliorations que la communauté scientifique et politique va nous permettre d’y apporter.
Source: Afrikara